Pourquoi il y a BNP Paribas... et les autres
Grâce à une vaste transformation entamée après la crise financière de 2008, la banque française, emmenée par son patron Jean-Laurent Bonnafé, a su traverser la pandémie et s’imposer comme le plus gros établissement européen.
AParis, les abords de la rue d’Antin sont presque déserts ce mardi matin. En ce début d’été, les salariés rejoignent au compte-gouttes les bureaux de BNP Paribas. A l’intérieur, JeanLaurent Bonnafé, patron de la banque, prend son café et analyse tranquillement les performances du groupe, qui doit publier ses résultats semestriels à la fin du mois. Sans trop de surprises, ils devraient être plutôt bons, et même très bons. Mais l’homme n’est pas du genre à s’emballer. Quand, après quelques amabilités, nous lui demandons pourquoi son établissement est si fort depuis quelque temps, il esquisse un léger sourire et nous répond, l’oeil rieur, avec l’assurance des gens conscients de leur force : « Ah oui, vous trouvez ? »
Ce n’est un secret pour personne, BNP Paribas est en forme. Alors que la planète vient de traverser une dépression historique, la banque tricolore a distribué 400 milliards d’euros de crédits en un an et a permis à des centaines de grosses entreprises d’accéder aux marchés pour se financer au moment où elles en avaient le plus besoin. Ce sont, peut-être, les concurrents de la banque de la rue d’Antin qui en parlent le mieux : « En Europe, il y a maintenant clairement elle et nous », révèle un professionnel français. Un aveu qui en dit long sur les parts de marché prises par la désormais nouvelle plus grosse banque du continent européen (devant ses compatriotes, mais aussi la Santander espagnole, l’UniCredit italienne et la Deutsche Bank…)
Pour comprendre comment BNP Paribas et ses 193 000 salariés présents dans 68 pays en sont arrivés là, il faut revenir un peu en arrière, et remonter à la période de l’après-crise financière de 2008. A l’époque, les banques viennent de subir une secousse sans précédent. En quelques jours, tout a failli s’effondrer avec le dépôt de bilan de Lehman Brothers. Pour éviter une nouvelle catastrophe, les régulateurs réunis au sein du comité de Bâle décident, sous la houlette des Etats, de muscler la réglementation internationale créée en 1974. Leur idée est simple : il faut à tout prix éviter que la chute d’un seul établissement puisse faire tout tomber comme un château de cartes.
En quelques semaines, les régulateurs accroissent les contraintes financières qui pèsent sur les banques, notamment celles concernant leur ratio de « fonds propres », c’est-à-dire l’argent qu’elles doivent avoir dans leurs coffres pour couvrir d’éventuelles pertes. Désormais, pour prêter 100 euros à un client, il faut qu’une banque telle que BNP Paribas ait au moins 20 ou 30 euros en réserve, et pas seulement 10. Une approche saluée par tous les observateurs, mais, nuance de taille, qui n’est pas forcément gérable par toutes les banques. Car cette nouvelle politique n’est pas sans conséquences sur la capacité de certains établissements en manque de capitaux à prêter de l’argent à leurs clients et donc à les garder chez eux. Or il en va de la banque comme des mathématiques : moins de clients, c’est moins de revenus… Le début de la spirale infernale.
Aux Etats-Unis, l’adaptation est dure. Les maillons faibles sont avalés par des géants nationaux : JP Morgan, Citi ou
Bank of America font leurs emplettes et améliorent leur bilan grâce à l’épargne fraîche qui rentre. Sur le Vieux Continent, faute d’un cadre législatif, les banques peuvent plus difficilement racheter la voisine étrangère et elles n’ont d’autre choix que de réduire la voilure avec des coupes à droite et à gauche pour récupérer du cash, épaissir leur matelas en capital et tenter de maintenir leur activité. BNP Paribas n’échappe évidemment pas à la vague même si, grâce à la diversité de ses activités (immobilier, assurance, marchés…), la « banque d’un monde qui change », comme le dit son slogan, est moins touchée. « Leur modèle de banque universelle à la française les a bien aidés », indique Olivier Panis, associé spécialiste pour Moody’s.
Ce big bang réglementaire ne suffit toutefois pas à expliquer la trajectoire du groupe, qui a su mieux s’adapter que ses concurrents. En réalité, le vrai coup de génie de BNP Paribas, c’est d’avoir compris très vite que les nouvelles règles du jeu allaient complètement changer le paysage du secteur et qu’il fallait absolument se transformer, coûte que coûte, pour ne pas être rattrapé par les contraintes en capital. De quand date cette prise de conscience ? Difficile de le savoir. En 2011, à l’arrivée à la tête de la banque de JeanLaurent Bonnafé ? Ce qui est sûr, c’est que le groupe s’est mis en ordre de marche dès 2014. « Il était clair qu’avec ces nouvelles exigences de capital nous allions progressivement évoluer vers un système plus proche de celui des Etats-Unis, où le financement de l’économie passe davantage par les marchés et moins par le bilan des banques », constate Yann Gérardin, directeur général adjoint de la société responsable de la banque d’investissement et de marché du groupe. Or personne en Europe n’était prêt pour le grand saut.
C’est pourtant ce qu’a fait BNP Paribas en se convertissant au modèle américain. « A l’époque, les analystes étaient très sceptiques sur cette stratégie », se souvient un cadre. Depuis, le groupe de JeanLaurent Bonnafé, qui a réussi à effacer la gigantesque amende de 9 milliards de dollars infligée en 2014 par les Etats-Unis pour violation d’embargo notamment en Iran, n’a pas abandonné ses activités de crédit historique ; le bilan record de
BNP Paribas en 2021 – 2 500 milliards d’euros – est là pour en témoigner. Mais elle a très fortement renforcé ses activités de banque d’investissement pour servir d’intermédiaire de financement entre tous leurs clients. Un montage que JeanLaurent Bonnafé et ses équipes ont réussi progressivement à construire à l’échelle européenne.
« Notre plus grand défi était de renforcer la collaboration entre nos trois grandes activités au service de nos fonds de commerce. », s’enthousiasme Thierry Laborde, directeur général adjoint et responsable de la banque de détail du groupe.
Les résultats sont significatifs. En 2020, le bénéfice de BNP Paribas, porté par sa banque d’investissement, a dépassé les 7 milliards d’euros quand certaines, à l’image de sa rival historique Société générale, perdaient plusieurs centaines de millions d’euros… « Ce n’est pas facile de décloisonner ses activités et de les faire travailler ensemble à l’échelle européenne », explique Thomas Rocafull, associé chez Sia Partners. Au-delà des performances strictement financières, qui restent limitées en raison de la crise, ce sont surtout les parts de marché gagnées par l’établissement français et son réseau européen en Italie, en Belgique, au Luxembourg, en Turquie, en Pologne, et dans d’autres pays qui impressionnent.
Outre les prêts garantis par l’Etat en France, BNP Paribas s’est imposée auprès de nombreuses entreprises comme un partenaire essentiel de financement. Un seul exemple ? Elle est devenue n° 1 en Europe pour les crédits syndiqués, ces gigantesques prêts fournis par une association de plusieurs établissements financiers. « Il était indispensable d’avoir un acteur comme BNP Paribas pendant la crise », confie-t-on du côté de Bercy. C’est, en effet, l’une des seules banques qui a continué à servir l’Europe pendant que ses homologues américaines se recentraient sur leur marché.
Signe de cette tendance, la banque a même réussi à s’imposer en Allemagne où
elle a, notamment, aidé l’un des fleurons nationaux, Siemens, à lever 3 milliards d’euros. « Il y a encore peu, c’est la Deutsche Bank qui aurait fait cette opération », glisse un bon connaisseur du secteur. Mais peu d’établissements ont encore les moyens de servir des clients comme le fait aujourd’hui la banque française. Laquelle ne compte d’ailleurs pas s’arrêter en si bon chemin et envisage de continuer à investir massivement dans ses activités de financement et de marché (trésorerie, paiement, conservations de titres…), qu’elle a musclées au fur et à mesure en reprenant le « prime Brokerage » de Deutsche Bank, ce qui lui permet de drainer des montagnes de cash auprès des grands argentiers de la planète : BlackRock, Pimco, KKR ou encore le français Amundi.
Cette activité représente 200 milliards de dollars d’actifs et inciterait BNP Paribas à soutenir à terme les PME françaises, allemandes et suisses, actuellement financées en partie par ses réseaux d’agences. Mais plus pour longtemps… « Ils ont une approche très intelligente », insiste un ponte américain, qui voit de plus en plus la banque verte comme un concurrent.
Un abîme demeure cependant entre les Américains et les Français. Il n’a même peut-être jamais été aussi important, alors que les taux négatifs des banques centrales pèsent sur les marges du secteur. Que ce soit sur les bénéfices ou le niveau de capitalisation, même BNP Paribas, avec ses 80 milliards de dollars en Bourse (67 milliards d’euros) fait figure de nain face à un JP Morgan, qui pèse près de 500 milliards de dollars, soit six fois plus. Le combat est-il pour autant perdu ? Du côté de la rue d’Antin, on croit à la remontada. « Il y a un premier peloton avec les banques américaines, et notre but c’est de sortir du deuxième pour les rejoindre », souligne un cadre.
Pour ce faire, BNP Paribas, qui a dégagé 44,3 milliards d’euros de produit bancaire (le chiffre d’affaires des banques), espère une chose : la création d’un marché de capitaux européens, comme aux EtatsUnis, où les géants JPMorgan, Morgan Stanley et Goldman Sachs profitent d’un immense terrain de jeu qui leur génère des revenus bien supérieurs. « Cela changerait beaucoup de choses pour nous », chuchote-t-on du côté du groupe français. « Avec une ambition plus marquée de l’Europe en matière de développement des marchés des capitaux, nous pourrions, tout comme l’ensemble du système bancaire, atteindre un niveau d’efficacité encore plus élevé », ajoute Jean-Laurent Bonnafé. Mais le projet n’est pas vraiment d’actualité, car il ouvrirait la voie à des rapprochements transfrontaliers sur le Vieux Continent, et certains pays ne sont pas prêts à voir leur banque passer sous pavillon étranger. Et encore moins sous celui du géant de la rue d’Antin.
Son bénéfice a dépassé 7 milliards, quand d’autres perdaient des centaines de millions d’euros