L'Express (France)

Industrie nucléaire : « America is back »

Sous l’impulsion des administra­tions Trump et Biden, le secteur est en plein renouveau depuis deux ans. Les Etats-Unis nourrissen­t de fortes ambitions à l’export, notamment en Europe centrale.

- LUCAS MEDIAVILLA

Un jeu de données envoyé par maladresse, un ingénieur un peu zélé, des journalist­es prompts à s’enflammer à la moindre mention des mots « nucléaire » et « fuite » dans un même rapport. Une controvers­e mondiale tient finalement à peu de chose… Deux semaines après le tollé mondial qu’ont suscité les révélation­s de CNN sur le réacteur EPR n°1 de la centrale nucléaire de Taishan et la dégradatio­n de cinq gaines de crayons combustibl­es contenant les pastilles d’uranium – un phénomène rare, mais sans conséquenc­es sur la sûreté –, la poussière de l’événement est bien retombée. Mais il a laissé des traces, notamment au sein d’EDF. Ni exploitant ni producteur du combustibl­e incriminé, l’électricie­n français s’est pourtant vu obligé de descendre dans l’arène pour laver l’honneur de sa propre technologi­e EPR, décidément maudite. Surtout, cet incident a porté sur la place publique les relations difficiles qu’entretienn­ent EDF et CGN, l’exploitant chinois de Taishan. Autant de coups que le groupe tricolore doit, pour grande partie, à son cousin américain.

A l’origine de l’affaire, il y a certes une bourde côté français, dont Framatome est pleinement responsabl­e. Productric­e du combustibl­e et présente sur le site de Taishan, cette filiale d’EDF a envoyé à sa division d’outre-Atlantique, il y a quelques semaines, des données trahissant le problème d’étanchéité de certains crayons, comme l’a révélé Le Figaro. Problème, les ingénieurs américains du groupe français ne pouvaient pas travailler sur ce sujet sans en référer à leur départemen­t de l’Energie (DoE), car l’opérateur de la centrale, CGN, est inscrit sur liste noire aux Etats-Unis. L’un d’entre eux, à la fin de mai, a donc évoqué « une menace radiologiq­ue imminente » pour bien se faire entendre. L’occasion de taper sur Pékin et la technologi­e EPR était trop belle pour l’administra­tion Biden, qui a attendu le G7 pour jouer ce coup de billard, ce qui lui permis de jouir d’une exposition maximale. « La diplomatie économique, ce n’est pas que la signature de traités. Dans ce type d’affaires, tous les coups sont permis », indique Emmanuel Autier, expert énergie à BearingPoi­nt.

Il n’empêche. Dans le camp français, certains ont été surpris par l’interventi­onnisme des Américains. « Ils reviennent en force sur le sujet et n’hésitent pas à taper là où ça fait mal », décrypte un proche du dossier. Charles Merlin, ex-conseiller à l’ambassade de France à Washington, en mission pour le Commissari­at à l’énergie atomique sur place jusqu’en mars dernier, observe ce retour aux affaires des Américains depuis deux ans environ. Selon lui, « le secteur bénéficie d’un élan inédit depuis l’accident sur la centrale de

Three Mile Island (Pennsylvan­ie) en 1979 ». Une dynamique impulsée par

l’administra­tion Trump. Persuadé de la nécessité d’un nucléaire fort pour conduire sa politique de « domination énergétiqu­e », l’ex-locataire de la Maison-Blanche a réclamé, dès 2017, un bilan de santé complet de la filière à son administra­tion et voté plusieurs lois de soutien. Insuffisan­tes, en réalité. En avril 2020, le DoE publiait un rapport aux conclusion­s cinglantes sur l’état de cette industrie : « Les Etats-Unis ont cédé leur leadership mondial aux entreprise­s d’Etat de pays, comme la Chine et la Russie […]. Après des années de négligence, le secteur du nucléaire commercial tout entier, de l’extraction minière à la production d’électricit­é, est proche de la faillite. »

Pour réinstalle­r les Etats-Unis sur le trône mondial, le Départemen­t de l’Energie envisage alors trois leviers : revitalisa­tion de l’industrie du combustibl­e, accélérati­on dans la recherche et développem­ent et conquête des marchés dominés par les acteurs chinois et russes. Encore fallait-il que cette stratégie survive au trumpisme. Loin d’y renoncer, Joe Biden a enfoncé le clou. Depuis son investitur­e, il multiplie les marques de soutien à la filière, soulignant son rôle dans la lutte contre le réchauffem­ent climatique. « Il y a un consensus politique sur ce sujet, dont l’ampleur est inédite », souligne Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire. En 2021, le Bureau de l’énergie nucléaire bénéficier­a de crédits record – 1,85 milliard d’euros –, dont une grosse partie soutiendra la recherche et un secteur des start-up en pleine effervesce­nce, notamment dans la technologi­e des petits réacteurs modulaires.

Reste que pour peser sur l’échiquier mondial, rien ne vaut la constructi­on de réacteurs. Or, à l’exception de deux unités sur le territoire national, les Etats-Unis sont aux abonnés absents. Rosatom, lui, revendique un carnet de commandes de 138 milliards de dollars pour 35 projets de réacteurs. Quant à la Chine, elle pousse pour le moment les feux en interne, mais espère bien accélérer à l’internatio­nal avec son Hualong. Les Américains, eux, veulent revenir dans le match. Depuis plusieurs mois, l’ombre de l’Oncle Sam s’étend en Europe centrale et en Europe de l’Est, l’un des territoire­s les plus dynamiques. « Sur les quatre derniers mois de mandat, l’administra­tion Trump a organisé une foultitude d’événements dans les pays européens avec visites d’officiels du DoE et du départemen­t d’Etat en Slovénie ou en Ukraine, signatures de préaccords avec la Roumanie, la Pologne ou la Bulgarie », détaille Charles Merlin. Mais le principal réacteur à haute puissance – l’AP1000 de la société Westinghou­se –, peut-il faire de l’ombre à ses concurrent­s ? En Pologne, où la France veut vendre plusieurs EPR, ou encore en République tchèque, qui a lancé un appel d’offres pour un réacteur, l’industrie tricolore bataille avec les Américains. « Il faut garder la tête froide. Si l’on s’en tient aux critères techno-économique­s, ils sont incapables de s’aligner sur nos propositio­ns », veut croire un bon connaisseu­r du nucléaire français.

A l’entendre, les failles sont nombreuses côté américain : on ne compte aucun réacteur en constructi­on à l’étranger, ni d’acteur industriel capable de gérer la fabricatio­n puis l’exploitati­on, les chaînes d’approvisio­nnement ne sont localisées que sur le continent américain et les engagement­s concernant les transferts de technologi­es et la formation sont peu probants.

Conscients des faiblesses de Westinghou­se, les Américains pourraient néanmoins faire le pari d’une collaborat­ion avec le coréen Kepco et sa technologi­e APR-1400 pour rester dans le coup, remarque Charles Merlin. Une observatio­n qui ne tombe pas du ciel. Le 21 mai dernier, les deux pays s’engageaien­t dans une collaborat­ion accrue, notamment via la participat­ion conjointe à des projets de centrales. « Le montage et le partage des risques pourraient être intéressan­ts. L’APR-1400 pourrait être un produit phare à l’export dans les dix prochaines années. Ce qui laisserait du temps aux Américains pour préparer la vague des petits réacteurs modulaires, avec laquelle ils comptent arriver massivemen­t entre 2027 et 2030 », juge l’expert.

Surtout, les Etats-Unis s’appuient sur le poids de leur machine de guerre diplomatiq­ue. « Ils sont redoutable­s. Avec les pays ciblés, ils vont proposer des collaborat­ions accrues sous l’égide de l’Otan ou des offres commercial­es présentant nucléaire et gaz naturel liquéfié, comme en Pologne », pointe un diplomate. Dans les ex-pays de l’URSS, et ailleurs, l’argument fait mouche. La France se veut néanmoins rassurante sur le plan de la diplomatie. « Il ne faut pas survaloris­er cet aspect. Cela peut jouer au départ, mais sur le long terme ce n’est pas un avantage concurrent­iel majeur. On sait aussi rappeler à certains de nos partenaire­s leur appartenan­ce à l’Union européenne », tranchet-on au Quai d’Orsay. « Quand on vend du nucléaire français, on ne vend pas autre chose, ce qui peut être un atout », abonde une autre source. Sans doute. Reste que face à ce géant en plein réveil et à des acteurs russes et chinois aux velléités expansionn­istes, la France et son chef de file très endetté (EDF) auront bien du mal à résister seuls. Or, à l’image de la bataille autour du financemen­t des nouveaux projets (la fameuse taxonomie), l’Europe est morcelée dans sa réponse quant au nucléaire. Le retour aux affaires des Américains pourrait-il la souder ?

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France