L'Express (France)

Les Russes, si peu fiables partenaire­s, par Stefan Barensky

Un nouveau bras robotique doit s’envoler à bord de la station spatiale internatio­nale... avec quatorze années de retard.

- Stefan Barensky Stefan Barensky, journalist­e, spécialist­e de l’espace.

« Tout vient à point à qui sait attendre », dit l’adage. Mais parfois, l’attente est telle que l’on peut se poser la question de savoir si cela en valait vraiment la peine. Le 15 juillet, l’Agence spatiale européenne pourra assister au lancement, depuis le Kazakhstan, d’un nouveau bras robotique européen destiné à la Station spatiale internatio­nale (ISS). Baptisé ERA (European Robotic Arm), il sera fixé à l’extérieur du nouveau module laboratoir­e russe Nauka.

Tout vient à point donc, mais ce bras aurait dû être installé il y a quatorze ans ! La faute ne revient pas aux Européens. Le bras était prêt. En fait, il aurait même dû être lancé bien plus tôt, en 2001, par la navette spatiale américaine. Les retards enregistré­s dans les missions de la Nasa, puis la désintégra­tion de la navette Columbia, en 2003, ont chamboulé le calendrier.

Pas de vaisseau pour l’embarquer

En réalité, le développem­ent de l’ERA a commencé il y a plus de trente ans. Il devait alors équiper le module orbital de l’avion spatial européen Hermès. Lorsque ce programme a été abandonné, les Européens se sont rapprochés des Russes pour faire voler leur bras sur la station Mir 2. Quand cette dernière a été délaissée au profit de l’ISS, l’ERA a de nouveau changé d’objectif. Ce bras en fibre de carbone de 11 mètres pour 630 kilos, capable de manipuler des charges de 8 tonnes, a été développé aux Pays-Bas et en Belgique. Son envol étant régulièrem­ent repoussé, les équipes ont pris leur temps – puisqu’il n’était plus prioritair­e –, mais il était techniquem­ent disponible dès 2005. Encore lui fallait-il un vaisseau pour l’embarquer. Il n’y avait plus de place sur les derniers vols de la navette américaine, le bras a donc été transféré sur le module russe Nauka, pour un décollage en 2007.

Problèmes techniques et reports successifs

Mais Nauka avait ses propres problèmes. A l’origine, il n’avait pas été conçu pour être un laboratoir­e. Il fut fabriqué en 1998 afin de servir de doublure au tout premier module de l’ISS, Zarya, autour duquel a été assemblé le complexe orbital actuel. Si Zarya avait été perdu au lancement, ce nouveau module l’aurait remplacé. Finalement, il n’a pas servi ; Khrounitch­ev, l’industriel russe qui l’avait construit, a pu le récupérer afin de le modifier pour lui donner une autre mission. Hélas, comme souvent en Russie, le programme a ensuite subi un sous-financemen­t chronique, et les retards se sont accumulés. En 2004 était annoncée la mise en orbite de Nauka pour 2007, cependant les premiers contrats passés par l’agence spatiale russe avec ses industriel­s n’ont été signés qu’en novembre 2006. Le lancement a donc été différé à 2009, puis à 2011. Cette année-là, des problèmes électrique­s ont entraîné son report à 2012, puis des difficulté­s d’intégratio­n l’ont fait glisser à 2014. En 2013, la structure du module a dû être renvoyée à l’usine, car ses canalisati­ons étaient polluées par des particules. Deux ans plus tard, le système propulsif était trop vieux et a été remplacé. Pendant plusieurs années, le lancement resta fermement prévu dans un délai de douze à vingt-quatre mois… Le bras, lui, a été testé, qualifié puis mis en stockage en 2008, dans l’attente de son départ pour la Russie. Des pièces de rechange ont même été apportées sur l’ISS au cours de l’un des derniers vols de navette en… 2010.

Conçu pour fonctionne­r dix ans, mais...

Au terme de sept années, Philippe Schoonejan­s, chef de projet de l’ERA, se lamentait des conséquenc­es de cet interminab­le ajournemen­t. Les équipes ont été dispersées et, avec elles, une bonne partie des connaissan­ces. Les technologi­es d’archivage de la documentat­ion ont évolué, le matériel de test est devenu obsolète ; difficile ainsi de trouver des composants pour remplacer ceux qui avaient dépassé la date de péremption. Les équipement­s de contrôle ont dû être totalement renouvelés deux fois. C’était en 2015, alors que le lancement était encore prévu en 2017. Finalement, l’ERA a été déstocké en 2020 et expédié en Russie.

Il a été monté sur Nauka en mai, et le module installé sur son lanceur Proton. Il est conçu pour fonctionne­r dix ans, mais cette durée risque d’être écourtée si l’ISS est abandonnée. Reste à savoir comment les Européens pourront utiliser à bon escient un outil conçu il y a un quart de siècle. Ils en ont tiré une leçon : mettre un bémol sur leurs programmes conjoints avec la Russie, considérée comme non fiable. La Chine, elle, l’a récemment laissé monter à bord de ses propres projets d’exploratio­n, notamment pour sa future station à la surface de la Lune. Pékin dispose d’un atout que les Européens n’ont pas : en dernier ressort, il peut se passer de Moscou, alors que l’inverse est peu probable.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France