Qui écoute encore l’Etat ?
salons feutrés, autour des meilleures tables de la capitale, à l’ombre tutélaire de parrains bienveillants. Les figures incontestées de l’establishment s’appelaient alors Antoine Bernheim, le tout-puissant associé de la banque Lazard, Claude Bébéar (Axa), Henri Lachmann (Schneider) ou Michel Pébereau (BNP). Figures incontestées, car très influentes. Mais l’idée selon laquelle ces dirigeants auraient été en leur temps les arbitres des élégances en fait sourire plus d’un. « Tout le monde en parle avec des trémolos dans la voix, nuance un patron qui côtoie encore certains d’entre eux. En réalité, ils n’ont jamais vraiment joué ce rôle de conciliateur. On ne les appelait pas pour rien “les grands fauves”. C’était avant tout des tueurs… »
Il n’empêche. Quand une opération faisait sourciller l’un de ces barons, mieux valait réfléchir à deux fois avant d’engager les hostilités. Aujourd’hui, qui aurait ce genre de prévention ? Et quelle personnalité aurait suffisamment de légitimité pour calmer les ardeurs ? Les grandes fortunes familiales (les Arnault, Pinault et Bolloré) ne se sentent pas réellementconcernées par les « sujets de place », sauf lorsque leurs intérêts sont en jeu, comme dans le cas Lagardère. Un Xavier Niel est souvent « prêt à aider ». Mais plus dans le milieu des start-up que dans les grandes batailles industrielles. Le patron de Stellantis, Carlos Tavares, a le nez dans le capot, et personne n’imagine le volcanique PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, jouer le sage pacificateur…
« Il n’y a plus de capitaine à la barre, note le vice-président d’Havas, Stéphane Fouks. Le capitalisme français est devenu un monde sans tête, dans lequel chacun agit selon des logiques qui lui sont propres. Cela rend forcément la recherche du compromis plus compliquée. » Alors, quand les obus pleuvent, il faut un temps fou pour négocier un cessez-le-feu. Avant que Gérard Mestrallet accepte, ce printemps, d’endosser le rôle du médiateur pour mettre fin au conflit entre Veolia et Suez, l’ancien PDG d’Axa, Henri de Castries, avait été approché. Il n’a pas souhaité mettre le doigt dans ce nid de guêpes. Quant aux conciliations proposées par le directeur du Trésor, Emmanuel Moulin, puis par le président du tribunal de commerce de Nanterre, Jacques Fineschi, le moins que l’on puisse dire est qu’elles n’ont pas suscité un enthousiasme débordant dans les tranchées. Ce rôle de facilitateur, d’amortisseur, les banquiers et les assureurs l’ont bien souvent joué par le passé. Mais le temps a fait son oeuvre : les capitaux étrangers ont pris une place prépondérante au sein des entreprises françaises, et aujourd’hui les grandes institutions financières sont infiniment moins présentes et influentes qu’elles ne l’ont été. Une évolution lourde de conséquences, car ces acteurs servaient précisément de cordes de rappel lorsqu’une situation dégénérait et mettait la réputation de la place en péril.
On chercherait en vain, désormais, ce qu’un avocat d’affaires appelle ces « foyers d’amicalité ». « Il faut absolument recréer des cercles de confiance, estime-t-il. Sans eux, il y aura de moins en moins de retenue. Nous risquons de franchir de nouvelles étapes dans la loi de la jungle. »
Chapitre 3 Qui écoute encore l’Etat?
C’est à ce stade de l’histoire, normalement, qu’intervient l’Etat. Lorsque le capitalisme débridé tourne à la foire d’empoigne. Lorsque les grandes manoeuvres industrielles viennent bousculer l’ordre établi, ou s’invitent malgré elles dans le débat politique. Parce qu’elles menacent l’intérêt national ou, plus prosaïquement, parce qu’elles tombent au mauvais moment. A quelques mois d’une élection présidentielle, par exemple. En d’autres temps, le gouvernement français s’était opposé à ce qu’Elf Aquitaine se marie à l’italien Eni pour échapper à Total ; et c’est pour écarter la menace d’un autre italien, l’électricien Enel, que les pouvoirs publics avaient