« Ferai-je partie des survivants ? »
donné leur feu vert à la fusion entre GDF et Suez. Cette année, la « souveraineté alimentaire » a été invoquéepour justifier le blocage du rapprochement envisagé entre Carrefour et le groupe canadien Couche-Tard. Un projet pourtant abordé de façon amicale, mais que le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a immédiatement torpillé au nom de la « maîtrise de notre chaîne d’approvisionnement » et de la « protection de nos filières agricoles ». « En sortie de Covid, dans un pays qui n’a pas été capable de produire le moindre vaccin, qui pouvait imaginer que notre premier employeur privé se fasse racheter par un opérateur de stations-service canadiennes ? décrypte un bon connaisseur du dossier. Ça ne racontait pas une très belle histoire sur la souveraineté française… »
Peut-être. Mais le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, ne s’en est toujours pas remis… Et il n’est pas le seul. Comme lui, de nombreux patrons tapent à bras raccourcis sur une puissance publique se mêlant de tout, parlant beaucoup, mais ne maîtrisant plus rien. Cible n° 1 de leur courroux : le locataire de Bercy, dont l’interventionnisme et les déclarations intempestives agacent au plus haut point.
Du côté de Veolia, on n’est pas loin de considérer que sans lui les choses auraient été beaucoup plus simples : « Les dossiers économiques ne sont plus tenus, s’agace un proche de l’entreprise ; on ne prend plus en compte la parole de l’Etat, parce qu’elle est flottante et n’a pas de sens. Nous avons instruit le dossier Suez avec les services de Bercy pendant tout le mois d’août 2020. Ils ne nous ont pas alertés une seule fois sur d’éventuelles réticences ou des problèmes d’ordre politique. Ça n’a pas empêché le ministre de “bordéliser” le système, en nous tapant dessus et en jouant ouvertement une contre-offre portée par un fonds étranger ! » La crispation atteindra son point culminant le 8 février dernier, lorsque, apprenant le lancement formel de l’OPA de Veolia sur Suez, Bruno Le Maire la jugera « inamicale », contraire « aux engagements pris », et menacera sur l’antenne d’Europe 1 de saisir l’Autorité des marchés financiers. Cette semaine-là, Antoine Frérot et ses principaux conseillers considèrent que le ministre vient de franchir une ligne jaune. Ils se chargeront de le lui faire savoir discrètement, mais fermement. Et miracle : depuis lors, on chercherait en vain une déclaration agressive de Bruno Le Maire sur le sujet… L’anecdote en dit long sur l’inversion du rapport de force entre les grandes entreprises et les pouvoirs publics. Au début de l’automne, déjà, les représentants de l’Etat avaient été mis en minorité lorsque Engie avait décidé, contre leur avis, de vendre sa participation dans Suez à Veolia. Une première. Et pour beaucoup, une véritable rupture, témoignant d’une perte d’influence inéluctable.
Chapitre 4 « Ferai-je partie des survivants? »
Il y a plus qu’un fossé culturel entre le monde politique et celui des affaires. Ministres et patrons donnent de plus en plus souvent l’impression d’évoluer dans deux univers parallèles. Dans deux temporalités différentes aussi. Une divergence facile à caricaturer en pointant d’un côté la lourdeur d’un Etat incapable de se réformer et de l’autre le bouillonnement de créativité des entreprises. Des plus dynamiques d’entre elles, en tout cas. Soumis à des pressions colossales, les managers tiennent de moins en moins compte des injonctions des pouvoirs publics, de leurs postures et de leurs incantations. Ils foncent, convaincus qu’un acteur qui ne bouge pas dans le contexte actuel est un acteur qui perd du terrain. La crise sanitaire n’a fait qu’accentuer ce phénomène. Associé-gérant chez Plead, agence spécialisée dans la communication stratégique, Anton Molina ressent chez ses clients une fébrilité nouvelle, nourrie par cette interrogation existentielle : « Ferai-je partie des survivants ? » Tel est le moteur des grandes opérations lancées ces