Le temps des juges
derniers mois : face aux défis de la transformation digitale et de la décarbonation, les dirigeants, tous secteurs confondus, sentent l’obligation de passer à l’offensive, quitte à céder, parfois, à une certaine forme de mégalomanie . « Auparavant, les patrons étaient très sages et rationnels, note un familier de ce microcosme ; aujourd’hui j’observe chez eux un ressort supplémentaire, que j’appellerais le “syndrome Musk” : l’ambition de contribuer au bien commun. » Au risque d’aller trop loin.
« Tout va tellement vite aujourd’hui ! observe un patron du CAC 40. Cela crée beaucoup d’opportunités, mais il faut être conscient également que l’opportunité de prendre des baffes n’a jamais été aussi importante. » Des baffes qui, désormais, peuvent venir de toute part. Les « psychodrames » chez Unibail-Rodamco-Westfield (URW) ou chez Danone, qui ont tous les deux débouché sur le limogeage de leurs patrons, ont montré que les enjeux de responsabilité sociale et environnementale et la défense des intérêts des actionnaires minoritaires constituaient des angles d’attaque redoutables pour des assaillants solides et motivés.
Le Blitzkrieg déclenché contre URW, géant des centres commerciaux, en fournit une démonstration éclatante. Moins d’un mois aura suffi au tandem formé par Xavier Niel et Léon Bressler pour rallier à sa cause une majorité d’actionnaires, mettre en échec une augmentation de capital contestée, s’inviter au conseil et évincer le dirigeant en place, Christophe Cuvillier. A l’origine de cette campagne éclair : une idée suggérée à Alain Minc durant l’été 2020 par le banquier Benoît d’Angelin, qui voit dans l’acquisition des malls de Westfield aux Etats-Unis une gigantesque erreur stratégique et juge le management « défaillant ». La chute du cours de Bourse favorise une entrée discrète au capital. Reste à convaincre des assaillants potentiels. C’est Minc qui pense à associer, pour l’occasion, « l’audace et le sang froid » de Niel à « l’expertise » de Bressler, lui-même ancien patron d’Unibail. Cet attelage – bien aidé par les tweets au lance-flammes d’un autre ancien PDG de la maison, Guillaume Poitrinal – va faire des étincelles et prendre le pouvoir en moins de cinq semaines. Une véritable « campagne électorale à destination des actionnaires minoritaires, résume, admiratif, un communicant qui n’a pas travaillé sur ce dossier. Ils l’ont menée avec tous les outils modernes, sans jamais laisser à Cuvillier le temps de respirer. Le cas chimiquement pur d’un management massacré, parce qu’il se sentait propriétaire de son entreprise et n’a pas compris que les temps avaient changé. » Une offensive comme celle-ci n’aurait eu aucune chance d’aboutir il y a dix ans. Au sein même du capitalisme aujourd’hui, de nouveaux acteurs sont en train de changer radicalement les rapports de force. Fonds activistes, investisseurs aux poches profondes ou ONG, ces « agitateurs » sont des facteurs d’instabilité qui empêchent de plus en plus de managers de dormir…
Chapitre 5 Le temps des juges
Deux d’entre eux, au contraire, doivent avoir le sommeil un peu plus léger depuis le 10 juin dernier. Ce jour-là, à la surprise générale, Denis Kessler, qui est encore pour quelque temps le PDG du réassureur Scor – il en a cédé la direction opérationnelle le 30 juin à Laurent Rousseau – annonce avoir conclu un accord transactionnel avec son ennemi juré, Thierry Derez, patron du groupe mutualiste Covéa (GMF, Maaf, MMA). La fin d’un conflit de trois ans qui promettait de tourner au bain de sang avec le démarrage imminent d’un procès au pénal.
Au coeur de ce duel judiciaire inédit, des accusations croisées d’abus de biens sociaux, de manipulations de cours et d’utilisation d’informations confidentielles, trouvant leur origine dans la tentative de rachat de Scor par Covéa, à l’été 2018. Dans la dernière ligne droite, ces
deux personnalités au caractère éruptif ont préféré ranger les armes et passer à autre chose. Preuve que le compromis est encore possible, malgré cette odeur de poudre qui s’infiltre partout. La séquence laissera des traces, cependant : ce n’est pas la première fois que deux dirigeants s’attaquent en justice. Mais avec cette procédure au pénal, assumée publiquement, on est entré à coup sûr dans une nouvelle ère. Celle de la judiciarisation des affaires.
De bout en bout, le combat entre Suez et Veolia aura d’ailleurs été rythmé par les actions en justice et les chausse-trapes imaginées par des avocats toujours plus créatifs, et montant beaucoup plus souvent en première ligne. Passons sur les procédures intentées par les instances représentatives du personnel, assez classiques dans ce genre de circonstances. Du côté de l’assiégé, deux initiatives ont surtout marqué les esprits : il y eut d’abord cette fameuse fondation de droit néerlandais, dans laquelle Suez prévoyait de loger ses activités françaises pour les mettre à l’abri de l’OPA. Une véritable pilule empoisonnée… qui, comme on le verra, s’est finalement retournée contre ses concepteurs. Second coup d’éclat à l’automne, avec cette armée d’huissiers envoyée de bon matin dans les bureaux d’Engie, de Veolia et de Meridiam – le fonds d’investissement appelé à mettre la main sur les actifs français de Suez. Leur mandat : réquisitionner tous les mails et documents tendant à prouver que des échanges ont eu lieu entre ces trois-là bien avant l’annonce du projet de rapprochement. Et qu’il y a donc bien eu une « entente préalable » entre sa maison mère et son principal concurrent. Le calendrier de la justice étant ce qu’il est, la fusion est allée à son terme avant que l’on sache ce que les huissiers avaient trouvé. Mais pour Suez et ses conseils, l’essentiel était ailleurs : au coeur du conflit, il s’agissait de démontrer une volonté farouche de se défendre et de mettre en scène cette résistance de manière spectaculaire.
Sur ce terrain, la riposte de Veolia a été dévastatrice. Elle s’est effectuée en deux temps, avec d’abord, en décembre 2020, cette salve de sommations – une vingtaine au total – envoyées à des experts ayant ouvertement critiqué le projet de fusion dans les médias. Parmi eux, les économistes Elie Cohen et Olivier Babeau, le professeur de droit Julien Icard ou le journaliste Marc Laimé, priés de dévoiler au grand jour les liens éventuels qui les unissent au groupe Suez… et expliqueraient la virulence de leurs critiques. La démarche choque, fait grincer des dents – y compris au sein de Veolia, où certains administrateurs s’inquiètent des dégâts qu’elle pourrait occasionner en termes d’image. Mais la poussière retombe, les fêtes de fin d’année approchent… Et ça marche !
Dans les semaines qui ont suivi, la pluie de tribunes hostiles à l’opération a soudainement cessé… L’autre front juridique ouvert par Veolia a également produit des effets spectaculaires. Il est même considéré par beaucoup comme « l’arme de dissuasion massive » qui a permis au groupe d’Antoine Frérot d’emporter le morceau. Cette botte secrète, ce sont les assignations adressées au mois de mars aux administrateurs de Suez, les mettant en demeure d’indiquer le sens de leur vote sur l’activation de la fondation de droit néerlandais. A ce stade de l’affaire, Veolia, qui est déjà actionnaire de Suez à hauteur de 30 %, estime que ce dispositif lui fait du tort, puisqu’il est susceptible de l’empêcher de mener l’OPA à son terme. L’assaillant décide de frapper au porte-monnaie : en réparation de son préjudice, les membres du board qui ont approuvé la mise en place de la fondation se voient réclamer le paiement solidaire d’une indemnité de 300 millions d’euros… sur leurs deniers propres. La menace est sans précédent. Elle ne tarde pas à faire réagir les avocats des administrateurs, qui décrochent un à un leur téléphone pour tester la détermination du camp adverse et évaluer le risque. Aucun d’entre eux n’écartera complètement la possibilité que la procédure