« Etre méchant, ce n’est pas agréable, mais c’est utile »
aboutisse et finisse par coûter cher aux résistants les plus acharnés. C’est bien cette épée de Damoclès qui a fait pencher la balance et convaincu le board de Suez d’entamer des négociations avec le rival historique. « Le risque pénal a tout changé, confirme un proche conseiller de l’entreprise : les administrateurs se sont débinés, les banques d’affaires avaient la trouille, la messe était dite. »
La « grammaire des affaires » s’est donc enrichie d’un nouveau chapitre, qui ne contribuera pas forcément à adoucir les moeurs. Avec les sommations et les assignations, de nombreux acteurs considèrent, en effet, qu’une « limite dangereuse » a été franchie. Sous le vernis juridique, on flirte désormais ouvertement avec le chantage et l’intimidation.
Chapitre 6 « Etre méchant, ce n’est pas agréable, mais c’est utile »
Au coeur de la bataille, c’est ce qui a valu à Veolia et à ses conseillers la réputation d’être « agressifs » et « sans limite ». Aujourd’hui encore, alors que l’armistice a été signé depuis trois mois, les communicants de Suez continuent de soutenir qu’ils étaient dans le camp des « gentils ». La réalité est évidemment plus nuancée, même si, en face, les « méchants » assument totalement de l’avoir été. « Ce n’est pas agréable, mais c’est utile, théorise Stéphane Fouks, de Havas, qui a été en permanence à la manoeuvre, au côté du directeur de la communication de Veolia, Laurent Obadia. Surtout, cela faisait partie de l’équation nécessaire pour réussir cette opération. Face au soutien de Bruno Le Maire, à la menace des fonds préparant une contre-offre, et à la campagne médiatique des syndicats opposés à la fusion, le moindre signe de faiblesse aurait été utilisé. Suez, d’ailleurs, était persuadé que nous allions finir par céder à la pression. Ça a été leur erreur. »
Tenir la ligne, ne jamais rien lâcher, et faire feu de tout bois. Ce sont les enseignements qu’Antoine Frérot a tirés du passé, lorsque, à trois reprises, ces dernières années, il a dû repousser les assauts des Proglio, Dassault, Borloo qui cherchaient à l’écarter. Le genre de combat qui rend le cuir plus épais et lui a appris cette leçon : les conseils d’administration ne respectent que les plus forts, les bagarreurs. A l’évidence, ce précepte est désormais bien intégré chez les patrons français qui, non seulement assument cette forme de violence intrinsèque du capitalisme, mais ont de plus en plus tendance à la mettre en scène. « C’est la grande nouveauté par rapport aux opérations du passé, décrypte Anton Molina, chez Plead. Les rapports de force s’exercent sur la place publique, à travers les médias, les réseaux sociaux. Dans les périodes de tension, ils deviennent un outil de communication. Et, inévitablement, la violence s’en trouve exacerbée. »
C’est certain : la résonance médiatique des grands feuilletons industriels et financiers est bien plus forte, désormais. Plus d’exposition, plus de canaux d’information, plus d’intérêt sans doute pour les sujets économiques… et des pratiques de plus en plus contestables. « Dans les dossiers que nous traitons, nos clients sont régulièrement confrontés à des adversaires qui créent de faux médias, de faux comptes, pour faire du buzz et manipuler l’information, admet un spécialiste de la communication de crise. A part quelques forbans bien connus, très peu auraient accepté ce genre de pratiques auparavant. Cela aussi est en train de changer : le digital permet des crapuleries innombrables. On ne peut que constater une baisse complète de la moralité élémentaire… »
Vu sous cet angle, le capitalisme français ne serait finalement que le reflet de notre société : fragmenté, conflictuel, judiciarisé et de plus en plus violent. Mais moins que la politique, tout de même. « Dans les affaires, on s’arrête au premier sang, relativise Alain Minc, à qui on laissera le mot de la fin : quand il y a de l’argent sur la table, on finit toujours par s’arranger… »