Fin du cumul des mandats : et si c’était une erreur ?
L’abstention enregistrée aux dernières régionales a relancé le débat. De plus en plus de voix plaident pour un assouplissement de la loi.
La réforme aurait accentué la fracture entre la représentation nationale et le peuple
François Hollande aime toujours autant recevoir rue de Rivoli. Avec ses convives, il discute de l’état préoccupant de la gauche, des partis qui, selon lui, ne pensent plus rien, et des grands sujets qui agitent le pays. Il y a quelques semaines, un maire socialiste pousse la porte de son bureau. Farouche opposant au non-cumul des mandats, l’ancien parlementaire titille l’ex-président sur cette réforme qui a marqué son quinquennat. L’aveu qu’il reçoit en retour le sèche : « Oui, ce n’était peutêtre pas une bonne idée, mais que veux-tu, Martine Aubry m’a obligé à le faire. »
Et si l’ancien locataire de l’Elysée, premier promoteur de cette loi interdisant le cumul d’un mandat de parlementaire et d’un mandat d’exécutif local, n’était finalement pas plus convaincu que cela à l’époque ? « Pour ce qui est de François Hollande, c’est certain. Il s’était même opposé à cette mesure au sein du Parti socialiste », nous confie son ex-Premier ministre Manuel Valls. L’actuel patron des Marcheurs au Sénat, François Patriat, sénateur PS lors du précédent quinquennat et favorable au cumul, confirme : « Hollande est venu à Dijon quand la loi était dans les tuyaux, et je lui ai dit alors tout ce que j’en pensais. Il m’a répondu que j’avais raison… mais il a fait l’inverse ! Voilà ce que ça donne de suivre l’opinion en permanence. »
Il fallait en avoir le coeur net, et quoi de mieux que d’avoir la version du premier intéressé ? François Hollande revient sur les raisons qui l’ont poussé à concrétiser la 48e de ses 60 promesses de campagne : « Pourquoi cette évolution ? L’opinion la souhaitait : le cumul était dénoncé, pas seulement en raison des avantages et indemnités des supposés bénéficiaires, mais aussi de l’accaparement du pouvoir par les mêmes, au détriment notamment des femmes et des jeunes générations », indique l’ancien président à L’Express. 58 % des Français s’opposaient en 2013 à ce qu’un maire soit député ou sénateur. Plus qu’un enthousiasme débordant, c’est la volonté d’accompagner les désirs des citoyens qui a poussé l’exécutif à franchir le pas.
Il en va de François Hollande comme de Manuel Valls, à l’époque ministre de l’Intérieur et responsable du projet de loi. L’actuel maire d’Alfortville, Luc Carvounas, sénateur de 2011 à 2017, se souvient d’un échange à Beauvau avec son ancien compagnon de route : « Je me revois encore, dans son bureau, lui démontrer la stupidité de cette idée et le cynisme de ceux qui l’entretenaient. Tout ce qu’il m’a répondu, c’est : “Tu as raison, Luc, mais l’opinion publique le veut.” C’est un problème de courage politique ! » « Ce n’était pas une question d’enthousiasme, réplique aujourd’hui Manuel Valls. J’ai porté ce texte plébiscité par les militants et les Français de manière disciplinée, cohérente, parce que j’étais convaincu. »
Votée en 2014, la loi semblait frappée du sceau du bon sens. Entre l’accroissement des compétences transférées aux collectivités locales et l’intensification de la charge de travail des parlementaires, il y avait de quoi cloisonner les fonctions. « Le non-cumul, c’est une étape par rapport à tout un processus qui, à tort ou à raison, a été de renforcer non pas la place ni les pouvoirs, mais la professionnalisation de l’Assemblée nationale », ajoute François Hollande. Sans compter les effets pervers que les mandats multiples pouvaient engendrer : « Si vous étiez député-maire, vous aviez forcément une préférence territoriale, reconnaît Christophe Castaner, président du groupe LREM à l’Assemblée et ancien maire de Forcalquier. Avec la
réserve parlementaire, certains députés arrosaient leur propre commune et pas forcément le reste du territoire. »
La mesure se pare des atouts de la modernité. Ses adversaires ? Forcément des barons locaux, avides de défendre des privilèges indus. Elue en 2017, la majorité LREM revendique cette révolution. Les nouveaux députés veulent incarner la nation, et non leur terre d’élection. « Je ne suis pas là pour faire l’assistante sociale […]. Ce qui se dit en “circo”, j’en ai rien à foutre », assure en avril 2018 au Monde le député du Rhône Bruno Bonnell. La fin du cumul épouse l’ADN de cette génération. Pour un temps. A l’Assemblée, personne n’anticipe la crise des gilets jaunes. Pour les défenseurs du cumul, la réforme a accentué la fracture entre la représentation nationale et le peuple. Les députés seraient dépourvus d’un précieux capteur de l’humeur des Français. « Cette crise ne serait pas arrivée si certains députés de la majorité avaient des mandats locaux », assure le maire LR du Touquet, Daniel Fasquelle.
Dans la majorité, on nuance. « La question n’est pas le cumul, mais le parcours », juge Christophe Castaner. Un cadre LREM ajoute : « On n’est pas obligé d’être maire pour avoir un ancrage local. Mais beaucoup de nouveaux députés n’ont pas compris qu’ils étaient aussi élus d’une circonscription, qu’il fallait labourer le terrain. » L’abstention historique enregistrée aux régionales a relancé le débat. Le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, s’interroge sur le lien entre la règle du noncumul et le désintérêt électoral. « Cette mesure et le redécoupage des régions ont créé une distance entre les citoyens et les décideurs. Il ne faut pas s’étonner que cela concoure à un éloignement de la politique », assure quant à lui le président des sénateurs centristes, Hervé Marseille, maire de Meudon pendant dixhuit ans.
La parole se libère. Les élus raillent les effets secondaires du noncumul. Censé renforcer le poids des parlementaires, il les aurait affaiblis. « On a tué l’Assemblée nationale, fulmine Daniel Fasquelle. Le mandat local donnait de l’indépendance face au gouvernement et au parti politique. » Les grands fauves de la politique, comme Christian Estrosi ou François Baroin, ont préféré leur métropole au Parlement. Sans appui local, le député peine à trouver sa place en circonscription entre le préfet et les élus locaux. « On a inventé le député pot de fleurs », brocarde un ancien député. La suppression en 2017 de la réserve parlementaire, fonds alloués aux élus pour des subventions aux collectivités, n’a rien arrangé. « Ç’a été fait sans réflexion. Aujourd’hui, pourquoi solliciter un parlementaire ? Que peutil régler localement ? » s’interroge Hollande.
Cette réforme a mis en lumière la faiblesse du Parlement. Les représentants ont peu de moyens, le fait majoritaire écrase tout sur son passage. Plusieurs députés ont profité des dernières municipales pour quitter l’Hémicycle. « La fonction exécutive, même locale, est ressentie par la classe politique comme moins frustrante que celle de député », analyse la députée LREM Marie Guévenoux. François Hollande le concède, cette loi aurait dû être « complétée » par un renforcement des pouvoirs du Parlement, « il aurait été nécessaire de lui donner plus de moyens d’investigation et de capacité de contrôle ».
Les lignes bougent. Selon un récent sondage Ifop, 57 % des Français sont favorables à la possibilité du cumul d’un mandat national et d’un mandat de maire d’une ville de moins de 10 000 habitants. L’enquête a été commandée par les sénateurs centristes – à la manoeuvre pour faire évoluer la loi. L’idée séduit une partie de la classe politique. « Je n’ai jamais admis cette distinction, rétorque François Hollande. Les petites villes auraient été mieux représentées que les grandes. Au nom de quels principes ? Et puis, gérer une petite ville, ce n’est pas avoir un petit emploi du temps. »
Le sujet est avant tout politique. Revenir en arrière serait explosif. « Je ne vois pas l’intérêt d’ouvrir ce débat maintenant, s’agace un proche d’Emmanuel Macron. Il pollue le sujet principal, que le président se représente dans les meilleures conditions. » En ouvrant le débat, la majorité risque d’être accusée de défendre ses privilèges. « Nos concitoyens ont le sentiment que le cumul n’est qu’un avantage financier », tranche Christophe Castaner. En janvier 2019, Emmanuel Macron s’interrogeait pourtant : « Fautil permettre de ravoir des mandats locaux, du moins dans certaines proportions, sans être dans des exécutifs de premier plan ? » La question reste sans réponse. ✷