L'Express (France)

La démocratie à bout de souffle, par Chloé Morin

Bien loin de redonner du sens au débat public, les primaires tendent à épuiser notre processus électoral.

- Chloé Morin Chloé Morin, politologu­e associée à la Fondation Jean-Jaurès, spécialist­e de l’opinion publique, est l’auteur de Le Populisme au secours de la démocratie ? (Gallimard, 2021).

L’automne qui arrive s’annonce, n’en doutons pas, comme la saison des primaires.

Les Républicai­ns – un peu à reculons et sauf accident – semblent y aller tout droit. Les Verts organisent la leur, même si elle prend, comme d’habitude, des airs de scrutin interne et de machine à broyer les champions. Certains enfin, au sein du Parti socialiste, commencent à réclamer un processus similaire pour départager les candidats putatifs. Et si, au lieu de revitalise­r un débat public, trop souvent atone ou éruptif, et de ramener les électeurs aux urnes, ces primaires ne faisaient finalement qu’affaiblir la démocratie ?

Un couloir mortifère

La thèse peut paraître provocatri­ce. Après tout, celle de la droite et du centre, en 2016, a su mobiliser 4,4 millions de personnes. Elle a su fédérer un parti éclaté derrière un candidat incontesté. Et ne peut être tenue pour responsabl­e de l’échec de François Fillon. Des scores tout à fait honorables lui étaient promis, jusqu’à ce que les affaires le rattrapent et ne viennent le disqualifi­er. De même, la primaire de la gauche en 2011 avait permis de sélectionn­er le futur président de la République, un président de gauche, dix-sept ans après le départ de François Mitterrand. Ne vaut-il pas mieux un processus ouvert à tous, transparen­t, plutôt que les obscures manoeuvres et deals cachés qui caractéris­aient le fonctionne­ment des partis politiques il n’y a encore pas si longtemps ? Pas sûr. Tout d’abord, rappelons que les poids lourds politiques d’aujourd’hui, ceux qui pèsent dans les enquêtes d’opinion, ne se sont jamais prêtés à un tel processus. Cela n’entame en rien leur potentiel électoral, si l’on en croit les sondages : Marine Le Pen et Emmanuel Macron dominent le jeu, et le troisième homme, Xavier Bertrand, est le seul candidat de droite à refuser de s’y soumettre. Par ailleurs, une primaire a la fâcheuse tendance non à ouvrir un parti sur l’ensemble de la société, mais à enfermer les candidats dans un couloir parfois mortifère, puisque l’enjeu est de mobiliser un segment électoral précis. Les militants ne votent pas forcément pour le candidat le plus populaire au-delà de leur propre camp. Alain Juppé, grand favori pour 2017, en a fait l’amère expérience : ceux qui gagnent à la fin ne sont pas forcément les plus rassembleu­rs. Ils se situent au centre de gravité de leur famille politique, non du pays – ce qui complique la tâche lorsqu’il s’agit de viser 50 % des voix plus une, dans une perspectiv­e de second tour de présidenti­elle. On sait, en outre, les cicatrices laissées par les luttes fratricide­s, les petites phrases acides, reprises ensuite avec gourmandis­e, pendant la campagne présidenti­elle, par les concurrent­s d’autres couleurs politiques. A ce titre, les piques de Martine Aubry, pendant la primaire de 2011, ont contribué avec une efficacité certaine à entamer l’image de François Hollande. Elles lui ont longtemps collé à la peau.

Le bon vieux principe gaullien

Il est vrai qu’il y a primaires et primaires ; les seules qui comptent sont celles qui semblent offrir un choix réel, et prétendent permettre aux électeurs de peser sur l’avenir. Or aucune de celles envisagées ces jours-ci ne coche cette case : l’enjeu de la sélection d’un candidat écologiste, promis à un score à un chiffre si la gauche part désunie, paraît négligeabl­e. Pourquoi y participer quand son gagnant n’a aucune chance de peser sur les rounds suivants ? De même, dès lors que Xavier Bertrand n’en est pas, celle des Républicai­ns devient beaucoup moins mobilisatr­ice – comme un film qui ne compterait que des seconds rôles. Quant à une potentiell­e primaire du PS qui opposerait Stéphane Le Foll à Jean-Christophe Cambadélis… comment mieux enterrer le parti de Jaurès ?

Au fond, la multiplica­tion des rounds électoraux avant la présidenti­elle ne fait qu’épuiser la démocratie. Tout se passe comme si plus les citoyens avaient d’occasions de voter, moins les élections n’avaient de sens. Pour ramener les Français aux urnes, il faut leur offrir de vrais choix. A l’heure de la démocratie participat­ive, le bon vieux principe gaullien de la rencontre entre un homme, ou une femme, et le peuple souverain semble retrouver du lustre. C’est en tout cas le pari que font Anne Hidalgo à gauche et Xavier Bertrand à droite. Reste que contourner les machines à perdre n’est pas pour autant une assurance de l’emporter à la fin. Les deux millésimes précédents, 2012 et 2017, auront été marqués par l’avènement de ce processus de désignatio­n censé tourner la page des pratiques datées de la Ve République. Le millésime 2021 pourrait quant à lui s’intituler : « Comment tuer la primaire ? »

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