L'Express (France)

Pakistan Imran Kahn, dans la main de Pékin

Pour la première fois, le dirigeant d’un grand pays musulman a réfuté les souffrance­s des Ouïgours. Un aveu de dépendance à l’égard de la Chine.

- PAR RESHMA MATHIAS

C’est une interview surréalist­e qui en dit long sur la relation liant le Pakistan à son voisin chinois. Interrogé le 20 juin par un journalist­e américain du portail d’informatio­n Axios, le Premier ministre pakistanai­s, Imran Khan, a affirmé « ne pas être sûr de ce que l’on raconte » sur le traitement réservé aux Ouïgours en Chine. Cette communauté musulmane du Xinjiang, une région qui borde la partie du Cachemire sous administra­tion pakistanai­se, dans l’ouest de l’Himalaya, subit pourtant les affres du régime du président chinois, Xi Jinping. Depuis 2017, les témoignage­s affluent sur les exactions menées à l’encontre des Ouïgours, à leur domicile, au travail et dans des camps de « déradicali­sation », où 1 million d’entre eux croupissen­t actuelleme­nt, accusés de « terrorisme ».

L’ancien champion de cricket, qui a pourtant la réputation de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas, a ajouté que, « selon les Chinois », aucune répression ne s’exerçait sur les 11 millions de Ouïgours. Poussé dans ses retranchem­ents par le journalist­e, il a répété plusieurs fois que « les problèmes éventuelle­ment rencontrés avec les Chinois se traitent toujours à huis clos ».

Le Premier ministre pakistanai­s avait eu moins de pudeur après la décapitati­on, en octobre 2020, dans les Yvelines, de l’enseignant Samuel Paty, tué pour avoir montré à ses élèves des caricature­s de Mahomet durant le procès de l’attentat de 2015 contre

Charlie Hebdo. Emmanuel Macron avait alors rappelé l’attachemen­t de la France à « ne pas renoncer » à la liberté d’expression. Se sentant investi d’une mission, en tant que dirigeant parmi les plus en vue du monde musulman, Imran Khan avait accusé sur Twitter le président français « de créer une polarisati­on et une marginalis­ation qui conduisent inévitable­ment à la radicalisa­tion ». Selon lui, Emmanuel Macron « encourage l’islamophob­ie en s’attaquant à l’islam plutôt qu’aux terroriste­s qui pratiquent la violence ».

Derrière ce double langage, une réalité économique. Comme d’autres pays en Asie du Sud – le Sri Lanka, le Népal et le Bangladesh –, le Pakistan est de plus en plus dépendant financière­ment de Pékin, qui lui accorde des milliards de dollars de prêts et d’investisse­ments. Difficile, ensuite, de mordre la main de son bienfaiteu­r…

Le 1er juillet, Imran Khan a récidivé à l’occasion du centenaire du Parti communiste chinois, « un modèle unique qui, selon lui, bat celui des démocratie­s occidental­es ». Xi Jinping, a-t-il enchéri, est « un des plus grands hommes d’Etat du monde moderne » par son engagement contre la corruption et son souci de sortir son peuple de la pauvreté.

« S’il fait tant l’apologie de la Chine, c’est parce que les infrastruc­tures qu’elle construit au Pakistan – routes, tunnels, voies ferrées, ports, usines et centrales électrique­s – permettent à Imran Khan d’enjoliver son action auprès de ses concitoyen­s, en racontant qu’il développe le pays et oeuvre à la croissance économique », observe Gilles Boquérat, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégiqu­e.

En retour, les Chinois utilisent les Pakistanai­s à des fins géopolitiq­ues. « Ils se servent du Pakistan pour contrer le poids de l’Inde, leur ennemi commun. Quand, en août 2019, le gouverneme­nt Modi reprend violemment en main la partie indienne du Cachemire, Pékin prend fait et cause pour Islamabad, qui revendique la souveraine­té de ce territoire depuis 1947 », rappelle Gilles Boquérat.

Le plus grand paradoxe de cette affaire, c’est que le Cachemire et le Xinjiang présentent de troublante­s similitude­s. Ces régions à majorité musulmane sont soumises à « une forme particuliè­re de pouvoir politique exercé par les deux monstres émergents que sont l’Inde et la Chine, [lesquels] violent systématiq­uement les droits de l’homme au nom de la lutte contre le séparatism­e et le terrorisme », soulignait en octobre dernier la romancière indienne Nitasha Kaul dans le magazine trimestrie­l Made in China Journal. Les musulmans du Cachemire et du Xinjiang étant ethniqueme­nt différents des autres musulmans de l’Inde et de la Chine, ils bénéficien­t, dans ces deux pays, de peu d’empathie de la part de leurs coreligion­naires. Mais les régimes nationalis­tes des deux géants d’Asie, eux, font montre d’une islamophob­ie assumée à travers « la stigmatisa­tion et la marginalis­ation des identités religieuse­s et ethniques, au Cachemire comme au Xinjiang », assure Nitasha Kaul. Une islamophob­ie qui dérange Imran Khan. Mais uniquement lorsqu’elle est exercée par New Delhi.

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Il n’est « pas sûr de ce que l’on raconte ».

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