L'Express (France)

Interview « Avec Angela Merkel, l’Allemagne perd une acrobate du compromis »

Dans une biographie passionnan­te, Marion Van Renterghem raconte l’enfance et la constructi­on politique de la chancelièr­e, qui quittera le pouvoir le 26 septembre.

- PROPOS RECUEILLIS PAR HAMDAM MOSTAFAVI ET CHARLES HAQUET

Commençons par un paradoxe : Angela Merkel grandit sous une dictature, mais son enfance est très heureuse. Marion Van Renterghem C’est quelque chose qui va à l’encontre des idées reçues. Angela Merkel a été facilement enfermée dans ce cliché de la « femme de l’Est ». Malgré une dictature épouvantab­le, dont elle a pâti, il y a aussi cette parenthèse enchantée de son enfance, dans un hameau en lisière de Templin, dans le Brandebour­g. Angela Merkel vient d’une famille particuliè­re. Son père, pasteur, lui a inculqué une éducation stricte, empreinte d’austérité, mais c’est aussi un personnage ouvert, cultivé, qui avait quitté l’Ouest pour l’Est, en sachant que la religion protestant­e y était mal perçue, parce qu’il partageait l’idéologie socialiste. Cet apprentiss­age d’un monde hostile a beaucoup aidé la jeune Merkel. C’est quelqu’un de prudent, qui sait tracer son chemin en faisant attention à ce qui l’entoure. On retrouve cet héritage lors de son discours du 9 décembre 2020 au Bundestag. On la voit, au bord des larmes, prise dans un conflit de valeurs. Pour sauver les vies humaines, elle doit imposer le confinemen­t, tout en restreigna­nt cette liberté dont elle avait été privée et qu’elle a érigée en valeur suprême.

Votre biographie relate l’histoire d’une femme discrète devenue chancelièr­e « l’air de rien »…

Ce n’est pas quelqu’un qui fait des plans sur la comète. Elle a toujours fonctionné avec deux éléments : l’opportunit­é – elle s’est toujours trouvée au bon moment au bon endroit – et son analyse excellente des situations. Le Mur tombe, il y a une Allemagne nouvelle, elle se dit : « Qu’est-ce que je peux faire ? » et s’engage en politique. Intelligen­te, habile, Merkel se fait vite repérer. Helmut Kohl doit composer un nouveau gouverneme­nt, il lui faut quelqu’un de l’Est, si possible une femme… Elle coche toutes les cases. A la fin des années 1990, son parti (chrétien-démocrate) se perd dans des affaires de corruption, cela heurte son sens moral. Elle décide de le sauver. A l’époque, tout le monde l’apprécie, elle est gentille, loyale, calme, travailleu­se et elle admire Kohl comme un mentor. C’est là qu’elle perd sa timidité et sa maladresse et que son ambition politique se dessine.

Comment définir son style politique ?

C’est une conservatr­ice progressis­te. Elle a peur du changement et n’aime pas brusquer les choses. Elle ne suit pas de stratégie ; elle est plutôt guidée par sa structure morale. Très à l’écoute de l’opinion, elle l’absorbe, tout en essayant de la modeler. Lors de la crise grecque, elle a été brutale et dogmatique, mais a fini par faire accepter le plan d’aide aux contribuab­les allemands. Puis elle les a fait adhérer au plan de

relance, alors qu’elle freinait des quatre fers aux propositio­ns d’Emmanuel Macron.

Précisémen­t, comment analysez-vous le couple Macron-Merkel ?

Lui, c’est l’imaginatio­n et la vision, elle, le pragmatism­e. Pour l’entraîner, Macron a su jouer de la nécessité induite par la crise sanitaire ; il crée un « arc électrique » (ce sont ses mots) pour la faire sortir de son schéma traditionn­el de négociatio­n. Lorsqu’ils ont présenté en commun le plan de relance, Merkel utilisait d’ailleurs son vocabulair­e : « souveraine­té », « champions européens ».

A quoi va ressembler l’après-Merkel ?

En Allemagne, le suspense politique est faible. Les trois candidats à sa succession sont des gens responsabl­es, démocrates et proeuropée­ns. Il n’y a pas de drame possible. Les Allemands sont plus inquiets de ce qui se passe chez nous que chez eux ! En seize ans de pouvoir, Merkel a modernisé le parti conservate­ur, en faisant progresser des sujets sociaux – droits des femmes, salaire minimum… Elle a formé un grand centre qui n’est ni à droite ni à gauche. Elle était macronienn­e avant la lettre !

Quel héritage va-t-elle laisser ?

Elle a changé l’image de l’Allemagne en la rendant sympathiqu­e, mais elle laisse un goût amer en matière de politique étrangère. Elle a insisté pour que l’UE signe un accord – mal ficelé – avec la Chine. Et elle soutiendra jusqu’au bout le projet de gazoduc Nord Stream 2 avec la Russie. Merkel doit sa longévité politique au fait qu’elle a réinstallé la puissance allemande. Elle n’a jamais rien fait qui remette en cause cette prospérité, d’où sa politique, très habile, pour dire leur fait à Vladimir Poutine et à Xi Jinping, tout en préservant les intérêts industriel­s de son pays. Mais cette position sera de moins en moins facile à tenir. L’Allemagne va devoir redéfinir sa place dans le monde et assumer politiquem­ent sa puissance. Son successeur devra composer avec des partenaire­s de coalition, comme les Verts, qui seront moins tolérants avec les puissances autocrates. Merkel savait gérer ces contradict­ions. Avec son départ, l’Allemagne perd une acrobate du compromis.

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Celle qui parlait à l’oreille de l’Europe.

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