L'Express (France)

Jersey Menaces sur un paradis fiscal

L’île anglo-normande, remarquée lors du différend sur la pêche avec la France, voit son activité financière mise sous pression par l’Union européenne depuis le Brexit.

- PAR CLÉMENT DANIEZ

C’estuneépop­éequelacal­me Jersey n’est pas près d’oublier. Surveillés par deux patrouille­urs de la Royal Navy dépêchés par Boris Johnson, une cinquantai­ne de bateaux de pêche bretons et normands sont venus bloquer le port de SaintHélie­r, la capitale de l’île, le 6 mai. L’origine de cette colère ? Les autorités locales n’ont délivré que 47 licences sur les 272 demandées par les pêcheurs pour continuer à capturer bulots, coquilles Saint-Jacques ou dorades grises dans les eaux jersiaises. Depuis le 1er janvier 2021, le Brexit a en effet rendu caduc le traité de la baie de Granville, qui régissait, depuis deux décennies, l’accès des Français à la zone.

Mais Jersey a rapidement fait machine arrière en accordant des licences provisoire­s. Et, à quelques jours de leur expiration, fin juin, les autorités insulaires ont accepté d’en prolonger certaines de trois mois. Une manière, espèrent-elles, d’éviter un nouveau blocage du port et, surtout, de ne pas attirer l’attention. Et pour cause ! Derrière la culture de pommes de terre, cette île, dont la superficie dépasse à peine celle de Paris, a une autre spécialité, allergique au vacarme : la finance. Un secteur qui brasse 1 000 milliards d’euros d’actifs et emploie 12 000 des 100 000 insulaires, soit un quart de la population active, et représente plus de 40 % de son PIB.

Avec les deux autres « dépendance­s de la Couronne », sa voisine Guernesey et l’île de Man, et des territoire­s des Caraïbes (comme les Caymans), Jersey fait partie des quelques paradis fiscaux gravitant autour du Royaume-Uni. Mais, depuis le Brexit, tout a changé. Rompant avec une pratique longue de plus de quatre décennies, Londres ne peut plus défendre les intérêts jersiais à la table des Européens. « L’influence de son ancien protecteur risque de faire défaut, face aux demandes de régulation et de transparen­ce émises par le continent », estime John Christense­n, qui fut conseiller économique de l’administra­tion jersiaise avant de devenir directeur de Tax Justice Network, une associatio­n de lutte contre l’évasion fiscale.

L’offensive a commencé. Mi-janvier, le Parlement de Strasbourg a adopté à une écrasante majorité une résolution demandant aux Vingt-Sept d’inscrire sur sa liste noire des paradis fiscaux les juridictio­ns qui appliquent un régime fiscal de 0 % sur les sociétés, dont Jersey. Prenant acte du Brexit, le texte demande aussi une « évaluation approfondi­e » des « dépendance­s de la Couronne », le statut qui a permis à Jersey d’échapper aux directives financière­s de l’Union européenne (UE). « Elle

n’en a jamais été membre, pas plus qu’elle n’appartient au Royaume-Uni, qui assure simplement sa diplomatie et sa défense au nom d’Elisabeth II, précise Sophie Poirey, maître de conférence­s en histoire du droit à l’université de Caen-Basse-Normandie.

Sur le plan juridique, les Jersiais sont des sujets de la couronne d’Angleterre sans être anglais. Ils disposent de leur propre gouverneme­nt et décident de leurs lois, issues du droit coutumier normand. » Ainsi, ils estiment que le duc de Normandie, leur suzerain depuis 933, se trouve au nord de la Manche. « A la reine, notre duc », précisent-ils lors des toasts en l’honneur de l’actuelle monarque.

C’est cette relation constituti­onnelle unique avec Londres que les gestionnai­res de fortune de la City, à moins d’une heure de jet, ont mis à profit pour attirer sociétés et contribuab­les à la recherche d’une fiscalité réduite. Une activité qui s’est accompagné­e d’une opacité coupable, souligne le dernier rapport de Tax Justice Network : « Quand les fonds ont afflué dans les années 1980 et 1990, les autorités de régulation de l’île n’ont pas fait grand-chose pour empêcher l’argent sale d’affluer à Saint-Hélier. » Depuis, elles ont fait, il est vrai, certains efforts de transparen­ce. Pour éviter de se retrouver sur la liste noire du G20 de 2009, en pleine crise des subprimes, l’île a dû se résoudre à signer des accords d’échange d’informatio­ns fiscales. Dix ans plus tard, sous la pression des Vingt-Sept, elle a accepté, avec Guernesey et l’île de Man, la levée progressiv­e de l’anonymat des propriétai­res de sociétés enregistré­es sur son territoire.

Ces concession­s seront-elles suffisante­s ? Jersey craint que les coups de boutoirs de l’UE pour obtenir plus de transparen­ce ne menacent son coeur d’activité, les trusts. Typiques du droit anglo-saxon, ces structures juridiques, qui contiennen­t des actions ou des biens (oeuvres d’art, yachts, immeubles), dissimulen­t le nom de leurs bénéficiai­res, sous prétexte de préservati­on de leur vie privée. Pour Tax Justice Network, qui a placé Jersey à la 16e place (sur 133) des juridictio­ns les plus opaques du monde, cette pratique reste son principal point noir. Paradoxale­ment, la mise en place d’un impôt minimal mondial de 15 % sur les multinatio­nales réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires, adopté le 10 juillet par le G20, pourrait aggraver les choses. « C’est une mesure à double tranchant, craint John Christense­n. Pour compenser cette nouvelle fiscalité, l’île pourrait chercher à développer ses activités de trusts dans des pays moins pointilleu­x. » Et compenser ainsi d’éventuelle­s pertes fiscales. ✷

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Le 6 mai, une cinquantai­ne de chalutiers français ont bloqué le port de Saint-Hélier, la capitale, pour manifester leur colère.
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