Quand l’immobilier se parisianise, par Jean-Laurent Cassely
L’exode entamé par les habitants de la capitale vers les villes moyennes est source de déséquilibre et de tensions.
Promenons-nous sur le site Leboncoin, à la rubrique « Ventes immobilières ». Lançons une recherche d’appartement dans Paris intra-muros, sans secteur de prédilection, avec une superficie d’environ 90 à 100 mètres carrés, soit la surface confortable requise pour un ménage composé d’un couple avec deux enfants, et faisons défiler les premières pages de résultats : 1 090 000 euros pour un 4-pièces de 99 m2 dans le XIIe arrondissement ; 1 136 000 euros pour un 4-pièces de 92 m2 avec balcon filant, aux confins du XVIIe ; 1 274 000 euros pour un 100-m2 avec toit-terrasse dans le XVIIIe, etc.
Des « expats » de l’intérieur
Ces exemples d’appartements à plus de 1 million d’euros sont loin d’être des cas isolés : ils reflètent au contraire une facette du marché parisien. Selon les Notaires du Grand Paris, qui ont bien voulu me communiquer certains chiffres de leur base de données, sur un volume de l’ordre de 7 550 ventes réalisées dans la capitale au premier trimestre 2021, 38 % des appartements anciens cédés de gré à gré excédaient le montant de 600 000 euros, et 15 % se situaient au-delà de la barre du million*. Ainsi, sur la période, plus de 1 000 biens avaient été achetés par des propriétaires qui disposaient d’un budget à sept chiffres… Cette situation est porteuse d’un paradoxe : tant qu’ils continuent de jouer dans le cadre du marché parisien, et alors même que leurs revenus et leurs apports les situent entre les 10 % et les 1 % des ménages les plus riches, les acheteurs n’ont pas l’impression d’appartenir à une élite immobilière ; simplement de dépenser de plus en plus d’argent pour se maintenir dans la capitale. En revanche, une fois franchi le périphérique, ces quasi-millionnaires comprennent que leur patrimoine fait d’eux de véritables « expats » de l’intérieur, bénéficiant du taux de conversion d’une monnaie forte dans des territoires à plus faible niveau de vie. Un euro de pierre parisienne confère un pouvoir d’achat quatre fois supérieur à celui des habitants de préfectures de département comme Angers, Orléans ou Amiens, trois fois supérieur à celui du prix moyen dans les métropoles régionales (Rennes, Nantes, Strasbourg) et plus de deux fois supérieur à celui de communes huppées comme Aix-en-Provence ou Bordeaux.
Comme un mauvais ruissellement
Reprenons notre jeu avec Leboncoin et recherchons cette fois-ci un logement vendu autour de 800 000 à 900 000 euros, sans critère géographique prédéfini. Le site fait remonter en première page une chambre d’hôtes de 11 pièces et 251 m2 en front de mer en Charente-Maritime à 848 000 euros, un château de 24 pièces dans le Morvan pour « seulement » 549 000 euros, ou encore cette villa d’architecte de cinq pièces et 195 m2 avec piscine, patio, pool house, pour 885 000 euros dans les collines de Marseille. Dans ce contexte de déséquilibre flagrant, de nombreux articles de presse régionale relatent les mêmes constats d’acheteurs et d’agents immobiliers : certaines poches du territoire voient des comportements inspirés du marché parisien se diffuser, comme le paiement cash et l’achat au prix sans négociation, ce qui a tendance à marginaliser des acheteurs locaux qui, en dehors des zones touristiques particulièrement tendues et convoitées, étaient habitués à ne pas être concurrencés sur « leur » marché immobilier de proximité.
Le déséquilibre entre Paris et le reste du pays a par ailleurs tendance à se reproduire en miniature à l’échelle de chaque grand bassin de vie. Commentant le bilan de l’année 2020, une note des Notaires de France publiée en avril dernier constatait que, dans la mesure où « les grandes villes [sont] devenues de moins en moins abordables après des années de hausses successives », « la situation parisienne ne constituerait plus forcément un cas isolé », et que la ruée vers les villes moyennes et leurs couronnes pourrait générer
« un effet de rattrapage conséquent de leurs prix ». Dès lors, la lutte des places n’opposerait plus seulement les « Parisiens » aux « provinciaux », mais ceux qui, grâce au télétravail et à leurs marges de manoeuvre financières, auraient le choix de leur implantation, et ceux qui, pour des raisons professionnelles, familiales ou économiques, resteraient attachés à un territoire et nourriraient du ressentiment vis-à-vis de cette importation de la culture immobilière citadine jusque dans leur coin de France. En somme, le phénomène d’exode francilien et urbain serait porteur d’une forme de mauvais ruissellement, mécanisme qui verrait chacun pousser son voisin un peu plus loin.
* Source : BIEN, la base de données des Notaires du Grand Paris.