L'Express (France)

Affaire Mila : « On veut toujours brûler les jeunes femmes au nom du bien »

Narcissism­e des réseaux sociaux, antiracism­e dévoyé... Richard Malka, l’avocat de Mila, revient sur l’affaire et exhorte : « Il faut continuer le combat. Il faut protéger la lumière même lorsque l’obscurité gagne. »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE ROSENCHER

Ala sortie des tribunaux, chaque fois que les caméras pointent leur objectif sur Richard Malka et son sourire ignifugé, quelque chose d’un espoir paraît. En salle d’audience, les maux terrifiant­s de ce siècle viennent d’être auscultés – comme lors du procès des attentats de janvier 2015, où l’avocat représenta­it Charlie Hebdo –, mais le sourire persiste, qui semble dire : « Vous ne me désarmerez pas. » Ce fut encore le cas en ce début d’été quand Richard Malka a plaidé pour défendre Mila contre 11 de ses harceleurs. Cette jeune femme de 18 ans vit sous protection policière depuis que, il y a un an et demi, elle a tenu des propos virulents sur l’islam qui lui ont valu une avalanche d’insultes et de menaces de mort. Les accusés ont tous écopé de peines allant de quatre à six mois de prison avec sursis. Pour L’Express, l’avocat revient sur cette affaire emblématiq­ue.

Le procès des harceleurs de Mila a donné lieu à une sorte de bataille des récits. Certains commentate­urs ont mis en avant la grande diversité des profils culturels et religieux des accusés pour pointer qu’il s’agissait là des dérives « usuelles » des réseaux sociaux, sans rapport avec l’idéologie. D’autres prétendaie­nt que la justice avait « sélectionn­é » des profils pour noyer le poisson de l’islamisme… Qu’en est-il ?

Richard Malka Il ne faut pas sombrer dans la paranoïa. La justice a retenu des menaces et messages haineux et violents sans savoir qui en étaient les auteurs, les harceleurs se cachant toujours derrière des pseudonyme­s, puis elle a découvert les auteurs sans savoir de qui il s’agirait. Et il n’y a pas de dossier laissé de côté. Pour autant, les deux phénomènes se conjuguent. Vous avez, d’une part, le déferlemen­t de haine moutonnier qui enflamme les réseaux sociaux – cette espèce de sauvagerie dopée par un narcissism­e aveugle, qui transforme ces jeunes gens en harceleurs. J’ai été frappé par leur absence totale d’informatio­ns sur ce qu’ils commentent. Ils ne vont même pas vérifier les propos auxquels ils réagissent par des menaces de mort. En fait, ils les inventent. La quasi-totalité des accusés citaient des propos que Mila n’avait jamais tenus. Mais il y a aussi le dévoiement total de l’antiracism­e. Tous les harceleurs, sans exception, prétendaie­nt agir en son nom. Un « antiracism­e », donc, qui leur permet de souhaiter lapider et lyncher une adolescent­e de seize ans et demi pour des propos qu’elle n’a pas prononcés… Vous me direz, le paradoxe ne date pas d’aujourd’hui : c’est aussi au nom du bien qu’on brûlait jadis les « sorcières ». On veut toujours brûler des jeunes femmes au nom du bien. A chaque génération, « le mal change de visage », nous dit la Bible. Le mal de cette génération, c’est peut-être celui-là. Une source de violence en tout cas.

On a beaucoup pointé le silence de figures et d’associatio­ns néoféminis­tes, d’habitude plus promptes à s’engager contre le cyberharcè­lement ou l’homophobie – dont a été victime Mila depuis le départ. Comment interpréte­zvous ce silence ?

Dans le meilleur des cas, c’est de la lâcheté. De la peur maquillée en bien-pensance. Et dans le pire, il s’agit d’une adhésion opportunis­te à l’air du temps. Chez certaines féministes, on fait carrière en disant : « Je ne suis pas Mila. » On se donne bonne conscience et on fait parler de soi sur le dos de cette jeune fille. En vérité, on fait surtout avancer les ténèbres. Ces personnes parviennen­t curieuseme­nt à se convaincre qu’elles sont progressis­tes en légitimant, par leur refus de réaction ou leurs louvoiemen­ts, la terreur imposée à une adolescent­e. Je ne sais pas comment elles font. Notez : les fascistes aussi se pensent du côté du bien.

N’y a-t-il pas un malentendu autour des slogans « Je suis Mila », ou « Je suis Charlie » ? Ça ne veut pas forcément dire qu’on est d’accord, ni « en sympathie », avec Mila ou Charlie Hebdo, mais que l’on acte, d’abord, que ce qu’ils font ou disent n’est pas hors la loi, et qu’en aucun cas ils ne « méritent » d’être harcelés ou tués…

Remarque juste… et à des années-lumière du degré de réflexion de ceux qui s’expriment dans une bouffée délirante sur

Internet. Ça leur « fait du bien », ça les « soulage », nous expliquent-ils. Ça les soulage de menacer de mort… On est loin de ces nuances-là. Evidemment, lorsqu’on dit « Je suis Charlie », cela ne veut pas dire qu’on aime le contenu de ce journal : personne ne le demande. Cela veut simplement dire – et c’est la même chose pour Mila – que l’on adhère à des principes qui ont fondé notre société, notre République, notre manière de vivre. Que l’on reconnaît que la critique des religions est libre, totalement libre, parce que nous sommes dans un pays laïque, et pas dans une théocratie. Il faut être cohérent : si l’on veut aller vivre dans un pays où le blasphème est sévèrement réprimé, il en existe. Je pense au Pakistan ou à l’Iran. Je ne suis pas sûr que les jeunes qui s’insurgent contre Mila ou Charlie Hebdo puissent s’exprimer de la même manière dans ces sociétés. Mais, en tout cas, ce n’est pas notre culture ni notre droit. J’ajouterais que chacun peut s’opposer au droit au blasphème, mais démocratiq­uement, en militant pour sa suppressio­n, en votant, mais non en menaçant, en harcelant et encore moins en tuant !

Cela ne va-t-il pas au-delà de la confrontat­ion entre théocratie­s et régimes laïques ? Depuis Voltaire et son combatenfa­veurduchev­alierdeLaB­arre – décapité pour blasphème –, la France fait cavalier seul sur cette question. Encore aujourd’hui, Charlie ou Mila sont des symboles incompréhe­nsibles pour les Anglo-Saxons…

Nous sommes pris en étau entre l’islam politique prosélyte et la pensée anglosaxon­ne extrêmemen­t virulente à notre encontre. On est effectivem­ent assez seuls au monde. Les uns et les autres arguent du « droit au respect » : cette notion folle est toxique. Ils disent « droit au respect », mais ils ne respectent rien. Et pour commencer : « au nom de Dieu », ils ne respectent pas la vie humaine. Ils disent « respect » comme si c’était un code mafieux. D’ailleurs, pour beaucoup, ce n’est pas du respect, mais de la peur. Le respect, c’est la fraternité. Je n’ai jamais vu quelqu’un proférer des menaces de mort par fraternité… Donc, oui, on est assez seuls au monde. Et alors ? C’est peutêtre la raison d’être de ce peuple que d’apporter au monde une pensée humaniste, qui permet de vivre ensemble. Qui fait que l’on se concentre sur nos ressemblan­ces et pas sur ce qui nous distingue.

Cet universali­sme est-il en train de s’éteindre ? Ou ressentez-vous, en tant qu’avocat de Mila et de Charlie Hebdo, le soutien d’une majorité silencieus­e ?

Je ressens clairement ce soutien. Vous n’imaginez pas les milliers de messages d’anonymes, de professeur­s, de parents désespérés par leurs enfants que je reçois… Mais il y a une fracture génération­nelle certaine. On ne peut que s’interroger sur l’absence de transmissi­on de l’universali­sme. Sur le manque de vision des politiques, puis sur leur manque de courage depuis trente ans – et je ne parle pas des actuels, qui font plutôt mieux que les précédents. Il y a de nombreuses causes à cet abandon du rêve de la raison et de la liberté. Nous pensions la liberté d’expression et la laïcité acquises. En fait, cela peut très vite basculer. Le monde anglo-saxon devient ainsi chaque jour davantage un univers de censure.

Est-ce que les prises de position courageuse­s – la semaine dernière, encore :celledurec­teurdelamo­squéede Paris, Chems-Eddine Hafiz, qui a reçu Mila–peuventfai­re« bougerlesc­hoses »?

Si je ne croyais pas au pouvoir de la conviction, j’arrêterais. Il faut continuer le combat même si l’on pense qu’il est perdu. Car, même si l’on perd provisoire­ment, ces idées ne disparaîtr­ont pas. Il faut protéger la lumière, les petites flammes, surtout quand l’obscurité gagne.

Quels sont les ressorts de la déterminat­ion de Mila ? Quand on a la vie devant soi, n’a-t-on pas la tentation de « lâcher l’affaire » ? J’imagine que de nombreuses personnes le lui ont conseillé…

Ses parents et moi, les premiers, l’avons incitée à la prudence ! Quand j’ai reçu Mila la première fois, elle avait seize ans et demi. C’était une enfant. Quand on a une enfant en face de soi, on veut d’abord qu’elle ait une vie normale. Mais j’avais tort. C’était impossible. Elle est ainsi. Elle ne plie pas. Même si sa vie est en jeu, elle ne peut pas. Il y a des personnes comme ça. C’est rare, et je l’ai compris en quelques minutes. Elle a paradoxale­ment un côté christique. [Rires]. Mais ce n’est pas si étonnant : je trouve que ce sont souvent les laïques qui ont un côté christique aujourd’hui.

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« Je continue de croire au pouvoir de la conviction », affirme l’homme de loi.

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