Instacart : bienvenue chez le Uber de la grande distribution
La plateforme américaine, qui fait travailler une armée d’indépendants, n’hésite pas à défier le géant Amazon. La Française Fidji Simo vient d’en prendre la tête. Reportage.
Jamais je n’aurais imaginé avoir une attaque de stress au rayon chips d’un supermarché. J’arpente dans les deux sens, depuis cinq minutes, l’interminable gondole. Il y a là toutes les marques possibles, sauf, bien sûr, Calidad, celle dont j’ai besoin. Je finis par dénicher un paquet à moitié caché sur une étagère. Mais il m’en faut deux. Un employé m’envoie à l’autre bout du magasin, près des caisses où se trouvent d’autres chips en promo. Las ! Toujours pas de Calidad et l’horloge tourne. Je me dépêche d’embrayer sur la suite des courses affichée sur l’appli de mon téléphone. Avec la même inefficacité. Je perds un temps fou à trier les oeufs cassés dans les trois boîtes restantes, puis à trouver deux oignons qui doivent peser exactement deux livres… Comment me suis-je retrouvée, un samedi après-midi, dans un supermarché Giant de la banlieue de Washington, à effectuer les emplettes d’un parfait inconnu ? La faute à Instacart, l’Uber de l’épicerie. Cette application permet de dresser une liste de courses en ligne qu’un acheteur agréé va effectuer à votre place dans l’enseigne de votre choix avant de vous les livrer dans la foulée.
Avec le confinement, la croissance d’Instacart s’est envolée de plus de 300 % en 2020, par rapport à l’année précédente. Faisant du groupe la nouvelle coqueluche de la Silicon Valley. Devenu pour la première fois bénéficiaire, il a enregistré des revenus évalués, selon le magazine Forbes, à 1,5 milliard de dollars l’an dernier, ce qui le place probablement (les deux entreprises ne donnent pas de chiffres) pas très loin de l’activité « épicerie » d’Amazon. Instacart se targue aujourd’hui d’avoir près de 500 000 acheteurs. Dont moi. Faire du shopping pour les autres semblait un moyen facile et plutôt ludique d’arrondir ses fins de mois. Il suffit de remplir en ligne quelques formulaires, d’envoyer la photo de son permis de conduire et d’attendre que ses antécédents judiciaires soient vérifiés. En guise de formation, on vous invite à visionner plusieurs tutoriels. Le premier vous rappelle de mettre votre clignotant et de garder vos distances au volant, le second vous met en garde contre « la masturbation en public ». Des clients, semblet-il, vous accueillent en tenue d’Adam ou cherchent à vous embrasser. Bigre ! Est-ce si fréquent ? On ne le saura pas.
Instacart est l’invention d’Apoorva Mehta, un Indien qui a grandi en Libye et au Canada. L’homme, qui vient de débaucher chez Facebook la Française Fidji Simo pour diriger l’entreprise – lui-même se contentant de la présidence du conseil d’administration –, a débuté chez Amazon avant de fonder sa propre boîte. Il s’installe à San Francisco et lance pas moins de 20 start-up en deux ans. Toutes des échecs. Un jour, en ouvrant son frigo vide, il a une idée. Il adore cuisiner, mais, faute de voiture, a du mal à faire ses courses. En 2012, il crée une appli qui promet la livraison de denrées alimentaires dans la journée. Il n’est pas le premier à vouloir adapter l’épicerie à l’âge numérique. Mais ses prédécesseurs, plombés par les investissements, ont fait faillite. Le jeune Mehta résout le problème : Instacart n’a ni entrepôts, ni camions, ni employés. Il s’appuie sur un algorithme, l’infrastructure des magasins, et des travailleurs indépendants qui utilisent leur propre voiture, paient leur essence et leur assurance santé.
En 2014, Instacart décroche le gros lot lorsqu’il signe un partenariat avec Whole Foods, une chaîne de supermarchés haut de gamme. Laquelle, hélas, est rachetée trois ans plus tard par Amazon. C’est la mort d’Instacart, prédit-on. Pas du tout !
Affolées par la concurrence du groupe de Jeff Bezos, les grandes surfaces se précipitent chez Apoorva Mehta pour qu’il les aide à développer leur plateforme de commerce numérique. La pandémie va encore accélérer l’histoire : la part des ventes en ligne de produits alimentaires atteint 10,2 % en 2020, plus du triple de 2019, selon Mercatus, un spécialiste de l’e-commerce. Aujourd’hui, Instacart s’appuie sur 600 enseignes partenaires en Amérique du Nord et posséderait 45 % environ du marché de l’épicerie en ligne.
A 35 ans, Apoorva Mehta est toutefois confronté à quelques soucis. Avec le retour des chalands dans les magasins, les commandes Internet s’érodent. « Le consommateur va comprendre que, avec les frais de livraison, de service, le pourboire, la surfacturation du produit, le prix des courses en ligne peut être majoré de 25 % », explique Marc Wulfraat, président de MWPVL International et consultant en logistique. En même temps, la concurrence s’intensifie avec Walmart, Amazon, UberEats et DoorDash, des livreurs de plats de restaurants qui se sont reconvertis dans les courses d’épicerie.
Surtout, les enseignes « ont des sentiments en demi-teinte pour Instacart », poursuit Marc Wulfraat. « Elles ont compris que le partenariat était un peu à double tranchant ». Au départ, elles ont été ravies d’éviter un investissement dans le numérique alors que leurs ventes sur Internet demeuraient minimes. Mais Instacart leur revient cher. Elles lui versent en moyenne
La part des ventes en ligne de produits alimentaires a atteint 10,2 % en 2020
10 % du montant d’une commande, une somme conséquente dans un secteur à faibles marges. En outre, Instacart opère comme un cheval de Troie , estime Brittain Ladd, consultant en industrie. « Les détaillants ont invité avec enthousiasme [dans leurs murs] une entité qui a le potentiel pour devenir un concurrent de taille. » De fait, ils lui ont livré toutes leurs données et sont en passe de perdre la relation directe avec le client et, atout le plus précieux, le lien de fidélité qu’ils ont avec lui. Résultat, plusieurs grandes surfaces ont pris leurs distances et remplacé par des employés maison les acheteurs d’Instacart ou créé leur propre centre de distribution pour gérer les commandes en ligne.
Apoorva Mehta, de son côté, a bien compris qu’il ne pouvait pas indéfiniment continuer à dépêcher des armées d’acheteurs dont les Caddies vont encombrer les rayons. Il rêve, semble-t-il, de copier Amazon. Il a d’ailleurs embauché plusieurs anciens cadres du géant de Seattle. Outre l’épicerie, il a étendu récemment les livraisons à différents produits – fourniture de bureau, maquillage, télés, médicaments… Il a développé une plateforme publicitaire comme celle de son rival, où les marques font de la promotion. Il fournit aussi une assistance tech aux enseignes pour gérer leurs applis, leur site Web, leur carte de fidélité… Et envisage d’ouvrir des entrepôts automatisés où des robots remplaceraient ses travailleurs, réduisant ainsi les coûts. « Le défi sera de convaincre ses partenaires de sous-traiter les centres de distribution. Je ne suis pas convaincu qu’ils acceptent alors qu’ils peuvent ouvrir le leur pour un coût quasi similaire », affirme Brittain Ladd. Pourquoi alors, à l’heure où Amazon lance une chaîne de supermarchés high-tech équipés de chariots connectés et sans caissiers, ne pas créer un magasin à son nom ? Instacart a déjà le savoir-faire logistique, marketing et toutes les données clients. Apoorva Mehta rejette catégoriquement l’idée. Mais il vient d’annoncer une expansion internationale et pourrait tester le concept à l’étranger.
Instacart possède déjà un point commun avec le groupe de Jeff Bezos, en tout cas : depuis des années, il entretient des relations houleuses avec ses employés. Ces derniers accusent leur patron d’avoir utilisé un temps les pourboires pour payer les salaires, de changer constamment – à la baisse – la formule de paiement très opaque, d’avoir licencié ses salariés syndiqués… Instacart paie une rémunération de base de 7 à 10 dollars par commande, soit moins que le salaire minimum dans beaucoup d’Etats, et une misère par rapport aux 15 dollars d’Amazon.
Les travailleurs dénoncent surtout l’injustice de certaines pratiques. Le client peut, par exemple, après la livraison, annuler son pourboire, et celui-ci représente souvent plus d’un tiers de la rémunération.