L'Express (France)

« On ne peut pas réduire l’écologie au seul prix du carbone »

Entre les « décroissan­ts » et les « technolâtr­es », il faudrait choisir son camp. Lucile Schmid, co-présidente de la Fabrique écologique, dépasse les clivages pour penser la croissance « verte ».

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER

Trop souvent, les discussion­s autour de l’écologie s’embourbent dans la fausse alternativ­e « croissance ou décroissan­ce », comme si l’effroi climatique interdisai­t toute complexité, rangeant les uns et les autres au paradis ou au purgatoire selon les préférence­s politiques de l’accusateur. Rien de mieux pour empêcher le débat. L’Express a demandé à Lucile Schmid, cofondatri­ce du cercle de réflexion transparti­san La Fabrique écologique, s’il était possible de dépasser ces clivages. L’énarque, ancienne figure du Parti socialiste et d’Europe Ecologie - les Verts, en est convaincue.

Pour Luc Ferry, « l’écologie de la décroissan­ce a pris la relève pour relancer l’utopie gauchiste ». Derrière la formule piquante, n’a-t-il pas raison de souligner que, sur ces sujets, nous baignons dans l’idéologie ?

Lucile Schmid :

Le mot « décroissan­ce » fait peur, c’est une évidence, mais je trouve qu’on le brandit trop facilement comme un épouvantai­l pour renvoyer les débats sérieux aux calendes grecques. Ce qui est posé, ce n’est pas croissance versus décroissan­ce, mais notre capacité à penser ces notions autrement. Ce qui signifie mettre de côté les polémiques pour entrer dans la réalité des faits et pas dans l’idéologie, justement. Où investir et comment pour porter la transforma­tion verte du modèle économique ? Que veut dire désinvesti­r certains secteurs comme celui des énergies fossiles, et donc organiser leur décroissan­ce ? Comment adapter les territoire­s concernés ?

Caricature­r ce débat, c’est aussi refuser que les mutations dont il s’agit prennent un caractère concret, alors même que les dérèglemen­ts climatique­s sont là, comme vient de le montrer à nouveau le Giec [NDLR : Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat] dans son dernier rapport. Il ne s’agit pas de morale, ce n’est pas parce qu’on est écologiste qu’on est un « peine-à-jouir », et ce n’est pas parce qu’on est sceptique sur certains sujets portés par le mouvement écologiste qu’on doit être traîné en place de Grève… Mais il est vrai que cette discussion implique de nouer un débat démocratiq­ue permettant de dégager une majorité pour pouvoir avancer. Cela suppose que les dirigeants, les médias et les spécialist­es jouent le jeu.

A voir le succès des « collapsolo­gues » annonçant l’effondreme­nt prochain de notre civilisati­on, certains ne croient déjà plus du tout au débat…

A mon sens, ils ont un large écho parce qu’ils opposent une certitude – il faut renoncer à tout – à une autre certitude – le progrès technique va nous sauver. Leur pensée est paralysant­e.

Qu’entendez-vous par « penser la croissance autrement » ?

Cela signifie se poser toute une série de questions : quelle croissance voulons-nous ? Comment y intégrer la préoccupat­ion de la nature, les enjeux de justice sociale ? Comment réaborder la mondialisa­tion ? Quelles leçons tirer de la pandémie, qui est loin d’être achevée ? En 2015, lorsque la loi pour la transition énergétiqu­e a été votée, la discussion sur la croissance verte portait essentiell­ement sur les énergies renouvelab­les. Aujourd’hui, on voit bien qu’elle s’est étendue jusqu’à poser explicitem­ent la question de ce que serait vraiment une croissance durable pour tout le modèle économique et social.

Et quelle est votre réponse ?

La croissance verte est un modèle qui s’adosse au long terme, qui envisage les enjeux de développem­ent à l’échelle nationale et internatio­nale, et qui conduit à élargir le regard sur notre relation à la nature. Ce faisant, elle pose la question des secteurs à développer – la rénovation thermique, les énergies renouvelab­les, les transports en commun, les produits de l’agricultur­e biologique – et de ceux appelés à décroître – probableme­nt l’aérien, l’automobile, une partie de l’agroalimen­taire. En France, nous avons une difficulté particuliè­re parce que ces filières sont des fleurons nationaux, mais cela doit nous amener à réfléchir sur la manière de faire évoluer notre modèle économique, en pensant la question sociale et écologique dans un même mouvement.

En matière d’emploi, nous en sommes toujours aux généralité­s. Le « verdisseme­nt » de la formation profession­nelle, par exemple, est devant nous. Ce n’est pas en évoquant des questions macroécono­miques qu’on répond aux angoisses concrètes des salariés touchés par la fermeture de la centrale à charbon du Havre ! J’ai souvent l’impression que nous vivons dans une forme de dissociati­on : notre société est rivée sur un objectif de croissance annuelle, alors que la transforma­tion écologique nous porte vers 2030, 2050, 2100, avec la nécessité de tenir compte des génération­s futures.

Verte ou pas, la croissance doit être au rendez-vous pour que l’Etat puisse financer notre système social. Sans redistribu­tion efficace garantissa­nt une certaine équité, les mesures écologique­s ont du mal à passer, comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes.

La question de la redistribu­tion dans le cadre d’un nouveau modèle économique vert est posée, et il y a là, je le reconnais, une vraie difficulté. Mais nous n’avons pas encore réussi à interroger ce qui, dans ce qu’on appelle « croissance », produit des dégâts. Le calcul du PIB n’intègre toujours pas le coût des conséquenc­es négatives de notre modèle économique sur la nature ou sur les inégalités sociales. Devant ce constat, il faut réussir à mener une réflexion opérationn­elle sur ce que peut être une croissance « verdie ». Celle-ci ne comprend pas seulement les avancées permises

par le progrès technique, elle intègre aussi l’innovation sociale, comme l’illustrent les secteurs de l’insertion par l’activité économique (recyclage, bâtiment, espaces verts, tri des déchets), les circuits courts, les Amap [Associatio­ns pour le maintien d’une agricultur­e paysanne]…

Estimez-vous, comme les économiste­s Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard, qui ont récemment remis un rapport à Emmanuel Macron prônant un deuxième plan de relance,

que la technologi­e est aujourd’hui la clef pour relever le défi environnem­ental ?

Le problème est qu’ils traitent l’écologie comme une question sectoriell­e, en la cantonnant aux enjeux climatique­s et sans aborder la biodiversi­té. On ne peut pas réduire l’enjeu écologique au seul prix du carbone. La recherche et l’innovation sont évidemment essentiell­es pour transforme­r notre modèle économique et social, mais elles doivent se déployer dans un cadre conceptuel où le progrès technique ne doit plus être considéré comme l’alpha et l’oméga. Le cas des néonicotin­oïdes est intéressan­t : nous avons perdu du temps en ne menant pas de travaux sur leurs effets parce que nous étions convaincus de n’avoir jamais à nous en passer. Et on s’effraie maintenant qu’ils tuent les abeilles et les oiseaux.

La technologi­e est un élément de transforma­tion. Mais l’écologie demande que l’on ajoute à cette approche le principe de la préservati­on. La forêt, par exemple, ne peut pas seulement être considérée comme un objet d’exploitati­on commercial­e. On a le droit de cultiver certaines essences pour la constructi­on, mais cela ne signifie pas que tout doit se réduire à l’utilité économique. C’est aussi cela le bien commun, quelque chose qui nous dépasse. Dans certains cas, la seule issue est de laisser la nature tranquille, de se mettre de côté. C’est également ce qui se joue dans le débat sur les éoliennes. Ceux qui sont contre posent la question de la préservati­on de la nature – le paysage, les poissons, les oiseaux – par rapport à celle de la technologi­e.

Concernant les éoliennes, vous pensez aussi qu’il faut faire marche arrière ?

Pas du tout. Mais il faut sans doute davantage réfléchir aux endroits où on les installe. Si ce sujet est devenu à ce point polémique, c’est parce qu’on n’a pas assez pensé à l’articulati­on entre l’implantati­on des éoliennes et la préservati­on de la biodiversi­té, du paysage et du patrimoine culturel. L’écologie comprend à la fois la transforma­tion de notre modèle énergétiqu­e et la création de zones préservées. D’où la difficulté, peut-être, à la concevoir dans toutes ses dimensions. Prenons un autre exemple, celui du monde agricole : il va de plus en plus associer l’innovation poussée et la sobriété, puisqu’il s’agira d’utiliser moins d’intrants et de savoir préserver ou transforme­r les terres selon la qualité des sols. Avec la remise en question de l’artificial­isation, nous allons être obligés d’apprendre enfin ce qu’est un sol !

Les écologiste­s semblent avoir plus de facilité à prononcer le mot « innovation » que celui de « technologi­e »…

Le terme « innovation » a l’intérêt de renvoyer aussi bien à la technologi­e qu’au progrès social. Il évoque à la fois le modèle de la start-up nation et le programme de terrain visant à rétablir la biodiversi­té sur les rives de la Seine avec des personnes en réinsertio­n. Au-delà des controvers­es sémantique­s, ce qu’il faut souligner, à mon sens, c’est que la croissance est devenue un enjeu citoyen. Le temps est passé où l’on pouvait voter une loi sur la croissance verte sans que l’on s’interroge – c’est d’ailleurs l’un des apports de la convention citoyenne pour le climat.

La démarche écologique nous invite à nous réappropri­er ce sujet dont nous avons encore une vision abstraite au travers des pourcentag­es d’augmentati­on du PIB publiés régulièrem­ent par les journaux. Elle nous amène à réfléchir à notre responsabi­lité individuel­le. L’exemple intéressan­t, c’est l’avion. Il ne s’agit évidemment pas de l’interdire mais de nous faire prendre conscience de l’impact environnem­ental de nos décisions, comme celle de choisir nos modes de déplacemen­t. L’écologie nous oblige à remettre en question des automatism­es, et donc à nous interroger sur nos aspiration­s profondes.

W« L’écologie comprend à la fois la transforma­tion de notre modèle énergétiqu­e et la création de zones préservées. D’où la difficulté, peut-être, à la concevoir dans toutes ses dimensions »

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Selon l’ex-conseillèr­e régionale, « la forêt ne peut pas seulement être considérée comme un objet d’exploitati­on commercial­e ».

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