L'Express (France)

Dr John Maynard et Mr Keynes : les rebelles de Bloomsbury

Des années durant, John Maynard Keynes sera l’un des piliers des mythiques Bloomsburi­es. Au sein de ce cercle à la légende sulfureuse, les amours naissent et s’entrecrois­ent, en s’affranchis­sant de toutes les convention­s.

- JEAN-MARC SIROËN

La violence de la récession a remis sur le devant de la scène les théories et recettes keynésienn­es. Mais que sait-on réellement de John Maynard Keynes, que certains considèren­t comme le plus grand économiste du xxe siècle ? Avec Jean-Marc Siroën, professeur à l’université Paris-Dauphine et auteur de Mr Keynes et les Extravagan­ts, L’Express vous fait découvrir tout au long de l’été les autres facettes d’un personnage hors norme.

Quand on arrive à Londres par l’Eurostar, il n’y à qu’à traverser Euston Street pour être à Bloomsbury. Quelques pas suffisent ensuite pour atteindre le 46 Gordon Square. Une plaque bleue indique que John Maynard Keynes y habita de 1916 à 1946. C’est là que, au tout début du xxe siècle, quelques étudiants de Cambridge se réunissent autour des quatre enfants de Julia et Leslie Stephen, donnant ainsi naissance au mythique « groupe de Bloomsbury ».

Keynes étudie alors la philosophi­e et les mathématiq­ues. L’économie viendra plus tard. Sollicité par ses amis, Leonard Woolf et Lytton Strachey, son amant de l’époque, il hésite tout d’abord à rejoindre le groupe. N’appartient-il pas déjà à une société secrète, les Apôtres, élus parmi les plus brillants Cambridgie­ns ? Et puis, il trouve assez incongru que deux femmes, Vanessa et Virginia Stephen – les futures Vanessa Bell et Virginia Woolf – participen­t à des discussion­s savantes sans même être passées par l’université.

Les Bloomsburi­es refusent Dieu et la guerre et cherchent dans le Principa Ethica de leur maître, George Edward Moore, les arguments qui légitiment leur rejet des convention­s. La renommée de leur groupe doit beaucoup à ses deux icônes, Maynard Keynes et Virginia Woolf, la troisième de la fratrie Stephen. D’autres personnali­tés moins connues entreront aussi dans la légende sulfureuse du cercle : Lytton Strachey, biographe de la reine Victoria, le romancier Edward Morgan Forster (redécouver­t après les adaptation­s cinématogr­aphiques de ses livres) et les peintres Roger Fry et

Duncan Grant.

Keynes prendra tout son temps pour apprivoise­r les soeurs Stephen (qui, « finalement, ne sont pas sottes » !) et se faire appeler « Maynard » plutôt que « Mr Keynes ». Virginia décrira son ami comme « très féroce, capable de démolir d’un coup de patte n’importe quel argument qu’on lui opposait en cachant pourtant un coeur bon, et même un coeur simple, sous cette très impression­nante carcasse d’intelligen­ce ».

Au sein du groupe, les amours naissent et s’entrecrois­ent, faisant fi du nombre et du genre. En 1907, après la mort prématurée de son frère Thoby, Vanessa Stephen épouse le critique d’art Clive Bell, qui lui fait vite deux fils pour solde de tout compte. A la même époque, Keynes et le peintre Duncan Grant, son compagnon, s’installent chez Virginia, qui se décide à épouser, en 1912, un autre de ses colocatair­es, Leonard Woolf. Peintre hésitante à la recherche d’un mentor, Vanessa Bell devient, elle, la maîtresse du critique d’art Roger Fry, puis, à la surprise générale, quelques années plus tard, celle de… Duncan Grant, séparé de Keynes…

Alors que la Première Guerre mondiale éclate, les pacifistes de Bloomsbury refusent d’y participer. Mais, pour être reconnu objecteur de conscience, il faut servir le pays autrement, notamment en cultivant les champs. En 1916, Vanessa s’installe dans une ferme à Charleston, un hameau du Sussex, avec ses enfants et Duncan. Celui-ci obtient de sa compagne qu’elle héberge aussi son amant, David Garnett, un « triangle » que l’éthique bloomsburi­enne accepte sans tiquer.

Comme il travaille pour le Trésor britanniqu­e, Keynes échappe, lui aussi, à la guerre. Il se fait vite remarquer par le Premier ministre Asquith pour ses bons conseils sur le financemen­t du conflit. Cette collaborat­ion avec un gouverneme­nt belliciste est vécue comme une trahison par Bloomsbury, qui prêche en faveur d’une paix négociée avec l’Allemagne, laissant de côté la France. Keynes passe néanmoins ses week-ends à Charleston, chez Vanessa, qui se régale de ses confidence­s et ragots.

En 1919, Keynes participe à la Conférence de la paix de Paris qui se conclut par le Traité de Versailles. Comme il trouve déraisonna­ble les dommages de guerre exigés à l’Allemagne, il préfère démissionn­er. L’été, dans sa chambre de Charleston, entouré de Vanessa et ses enfants, il écrit son essai Les Conséquenc­es économique­s de la paix, qui annonce le pire à venir. La paix n’est plus scrutée avec le regard du diplomate ou du militaire mais bien avec celui de l’économiste. C’est la première « révolution keynésienn­e ». Le brûlot est un succès mondial qui assure à Keynes célébrité, fortune et quelques inimitiés. Il restera longtemps l’homme de ce livre avant de devenir, bien plus tard, celui de la Théorie générale.W

 ?? LA SEMAINE PROCHAINE : L’économiste et la danseuse ?? Le peintre Duncan Grant (à gauche) en compagnie de John Maynard Keynes, en 1926.
LA SEMAINE PROCHAINE : L’économiste et la danseuse Le peintre Duncan Grant (à gauche) en compagnie de John Maynard Keynes, en 1926.

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