Une laïcité paradoxale, par Sylvain Fort
Cette notion qui doit être portée et incarnée par le corps enseignant est perçue différemment selon l’âge des professeurs.
L’année scolaire qui s’achève aura été jalonnée de bien des avanies. Aucune cependant ne parviendra à effacer le choc et la stupeur causés par l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020. Ce meurtre, destiné à le punir de l’usage en classe des caricatures de Charlie Hebdo, aura été une commotion dont le principal fruit aurait dû ou pu être de raffermir le sens de la laïcité. Et pourtant. La Fondation Jean-Jaurès vient de publier une étude menée auprès des collègues de Samuel Paty : les professeurs. Elle atteste que l’idée de tenir la religion à l’écart des lieux où s’exerce le service public, et a fortiori l’enseignement, reste chère aux professeurs, à une exception notable : les plus jeunes d’entre eux. La Fondation Jean-Jaurès écrit : « Le corps enseignant apparaît imprégné d’une vision de la laïcité qui serait avant tout associée à la liberté de conscience et à une certaine tolérance à l’égard des manifestations de religiosité (par exemple, le voile des accompagnatrices) dans la société en général et à l’école en particulier. » Mais ce qui pèse dans ce constat, c’est la part des professeurs de moins de 30 ans. Où 74 % des enseignants sont opposés au port du burkini dans les piscines, 59 % de ceux de moins de 30 ans y sont favorables. « Ce hiatus entre jeunes et moins jeunes se retrouve, poursuit la Fondation Jean-Jaurès, sur la question du port du voile par les étudiants – soutenu par 57 % des jeunes profs, contre 36 % chez l’ensemble des professeurs – ou par les usagers fréquentant des services publics telles que les mairies ou les préfectures (soutenu à 55 % par les jeunes profs). »
Tolérance à deux vitesses
A cet égard, la position des jeunes enseignants se rapproche bien plus de celle des lycéens dont ils ont la charge, et qui, dans une étude de mars 2021, se montraient eux aussi favorables à cette « laïcité inclusive », que de celle de leurs aînés dans la carrière. Dans cette étude, deux éléments me semblent gênants. Le premier, classique, est que les signes religieux désignés par l’étude sont, comme toujours, ceux qu’arbore l’islam observant. L’assimilation, désormais classique à gauche, entre les musulmans et les damnés de la Terre rend le résultat fragile lorsqu’il est obtenu auprès d’une population dont les sympathies politiques vont plutôt à ceux qui ont, précisément, établi cette assimilation : je ne suis pas certain que les professeurs interrogés eussent répondu avec une égale tolérance teintée d’indifférence si on les avait interrogés sur une croix portée en plastron.
Fait culturel et fait spirituel
L’élément cependant qui me semble le plus gênant n’est pas propre à cette étude, mais propre à toute réflexion sur ce sujet. Récemment encore sur un plateau de télévision, Raphaël Enthoven était confronté à une jeune femme musulmane portant le voile et défendant son choix, évoquant au sujet de cette coiffure (je cite de mémoire) un « attribut genré comme un autre ». Oui mais non. Le voile n’est pas un attribut genré. C’est un signe de croyance religieuse. C’est bien plus encore. Comme la croix en plastron, comme la kippa, comme ces fameux « signes ostensibles », cela pointe vers une chose et une seule : une foi régulée par un dogme. Une croyance en Dieu exercée dans le cadre défini d’un canon et d’une pratique. On peut tant qu’on voudra parler de signes ostensibles et faire de ces signes la ligne de partage de la laïcité ouverte, fermée, inclusive, exclusive, le coeur du sujet n’est pas là : il est dans la foi en Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. Le fait culturel oblitère toujours le fait spirituel.
Rendre à César...
Or il me semble que les jeunes professeurs que les signes ostensibles ne dérangent pas parce qu’ils les jugent culturels ne vont pas jusqu’à interroger le spirituel qu’ils expriment. J’ai même l’intuition que la tolérance culturelle ne va pas forcément de pair avec une même tolérance spirituelle. Lorsque toute une part des écoles de la « Bible Belt » enseignent qu’Adam fut le premier homme et que Darwin délirait, que disent nos jeunes professeurs ? Lorsque le spirituel commande une anthropologie excluant l’avortement et la PMA, que disent nos jeunes professeurs ? Lorsque la loi de Dieu décide du sort des femmes, que disent nos jeunes professeurs ? Lorsque, dans le secret d’un coeur que Dieu habite, une eschatologie balaie le matérialisme de nos cours d’histoire, l’humanisme de nos écrivains, le scientisme de notre physique, que disent nos jeunes professeurs ? A force de laïcité, on a fini par perdre de vue ce qu’est le fait spirituel, ce qu’il nourrit, ce qu’il induit. Or la laïcité n’a de sens que parce qu’elle considère que le spirituel est ce foyer ardent qui certes nourrit les âmes, mais peut, mal utilisé, désarmer les esprits. Ce que montre l’étude de Jean-Jaurès, c’est que nos jeunes professeurs n’ont plus aucune idée de ce qu’est la foi, de ce qu’est une spiritualité vécue pleinement, et des conditions qu’il s’agit de poser à cette ferveur pour qu’elle se cantonne à son règne et ne vienne pas poser ses conditions sur le terrain de la res publica – le fameux « rendre à César... » qui fonde l’esprit de laïcité ne résonne plus.
D’où ce paradoxe : nos jeunes professeurs sont décidément bien trop laïques pour comprendre pleinement ce qu’est la laïcité.
Sylvain Fort,