L'Express (France)

George Sand, critique littéraire plus élitiste que populiste

Souvent caricaturé­e en chantre du monde ouvrier et paysan, la dame de Nohant brillait plus quand elle venait au secours d’écrivains incompris comme Flaubert. La pasionaria des classes populaires cachait-elle une journalist­e dandy? C’est ce que semblent in

- Réalisé en partenaria­t avec RetroNews, le site de presse de la BnF. Guy de Maupassant LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD

De quel pied s’était levée George Sand le 12 octobre 1862 ? Ce jour-là, elle aurait mieux fait de rester couchée. Dans Le Figaro, Barbey d’Aurevilly se déchaîne sur trois pages contre le « basbleu », étrillé comme un simple phénomène de mode : « Elle n’a point d’originalit­é. Elle a cette chance, pour son bonheur littéraire du moment, de n’avoir pas d’originalit­é. » Mais encore ? « A la place, elle a ce qui plaît, avant tout, aux moyennes, l’abondance et la facilité. Comme son style est coulant ! disent les bourgeois. C’est leur éloge suprême. Ils ne se soucient guère de ce qu’il charrie de limon, pourvu qu’il coule, car Mme Sand, qui a l’abondance, n’a pas la correction. Demandez à M. Théophile Gautier, qui est un grammairie­n, ce qu’il pense de la grammaire de Mme Sand ! Mais le bourgeois est comme les anguilles, il ne hait pas la vase ; il est mieux là-dedans. »

De Barbey d’Aurevilly à Philippe Muray dans Le xixe Siècle à travers les âges (1984), la dame de Nohant (1804-1876) a toujours été l’une des cibles privilégié­es des francs-tireurs de droite, ravis de la réduire (non sans misogynie) à une égérie socialiste juste bonne à paraphrase­r l’esprit progressis­te de son temps. Sauf qu’il ne faut pas être la première venue pour écrire une centaine de livres, charmer Chopin, faire rêver le jeune Proust (avec François le Champi) ou se lier d’une profonde et durable amitié avec un ermite aussi misanthrop­e que Flaubert. A ceux qui douteraien­t de la clairvoyan­ce de Sand, on conseille de relire la part journalist­ique de son oeuvre, où elle se montre souvent fine, tant dans la générosité que dans la goguenardi­se.

George Sand est née deux fois. La première, sous le nom d’Aurore Dupin, à Paris, en 1804. Il faut attendre 1831 pour qu’elle s’invente elle-même dans la presse sous le pseudonyme qui fera sa célébrité. Alors mariée au pénible Casimir Dudevant, elle file à Paris rejoindre son amant Jules Sandeau. Afin de gagner trois sous, elle coécrit avec lui des nouvelles pour Le Figaro. Signature du tandem : « J. S. » ou « J. Sand ». Quand elle achève un roman composé toute seule, Indiana, en 1832, elle s’approprie le pseudonyme en le changeant légèrement : la carrière de George Sand peut démarrer.

Son premier article de critique littéraire paraît dans La Revue des deux mondes, en 1833. Il s’agit d’une longue recension de la réédition d’Oberman de Senancour. On y trouve déjà ce qui fera la marque de fabrique de Sand critique : l’envie de soutenir ce qui est minoritair­e et un engagement total de sa subjectivi­té – plaider en faveur d’un auteur ou d’un livre, c’est aussi parler de soi, et défendre sa propre conception de la littératur­e. A la fin de ce texte, elle glisse cette phrase prophétiqu­e : « Une autre littératur­e se prépare et s’avance à grands pas, idéale, intérieure, ne relevant que de la conscience humaine. » Près d’un siècle avant Proust, James Joyce et Virginia Woolf, ce n’est pas mal vu.

Quitter l’introspect­ion réussit moins à Sand, qui s’avère plus terre à terre, parfois franchemen­t démagogue dans ses engagement­s. Très militante dans les années 1840, elle crée plusieurs journaux, dont La Cause du peuple (tout un programme) en 1848. Quelques années plus tôt, elle a aussi cofondé La Revue indépendan­te. Sous le pseudo de Gustave Bonnin, elle y publie, en 1841, un étrange article, « Sur les poètes populaires », où elle porte aux nues les vers du maçon Charles Poncy et se félicite que soit révolu le temps des plumes à particule tels Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard. L’ouvrier est-il l’avenir de l’homme de lettres ? Il est déconcerta­nt que Sand puisse montrer tant de candeur quand elle parle de la société alors qu’elle est si pertinente quand elle se borne à la littératur­e.

Un mois après son apologie des poètes populaires, dans la même revue, elle se moque ainsi gentiment de Lamartine et de ses Recueillem­ents poétiques : « Mais d’où viennent ces contradict­ions sans nombre, cet éclectisme sans issue et toute cette agitation sans résultat ? D’un seul travers, inhérent peut-être à sa nature de poète ; d’une certaine frivolité naturelle, insurmonta­ble, qui l’entraîne à la suite d’un billet doux, d’un papillon, d’un zéphyr, de moins encore, d’une distinctio­n sociale ou d’un succès immédiat, tout au milieu de ses recueillem­ents philosophi­ques et religieux, qu’il appelle modestemen­t poétiques. Car il est modeste aussi, n’en doutez pas, et jamais plus que quand il vient céder à l’impulsion souveraine de la vanité. Lisez sa préface : c’est un chefd’oeuvre de grâce, de poésie, d’incohérenc­e et de puérilité. Il n’y parle que de lui-même ; et c’est pour s’y placer toujours trop bas dans les choses où il est supérieur, trop haut dans celles où il ne l’est point. » On ne peut pas courir deux lièvres à la fois, l’art et la politique. Riant de la paille dans l’oeil de Lamartine, elle ne voit pas la poutre dans le sien. Sur les événements de 1848, elle n’a pas la perspicaci­té immédiate d’un Tocquevill­e. Que diable allait-elle faire dans ces galères idéologiqu­es ? Personne ne le sait. Mais une fois revenue de ses illusions révolution­naires, elle va déployer tout son talent de critique littéraire.

D’ascendance à la fois populaire et nobiliaire, Sand oscille sans cesse. Elle aime se montrer du côté des masses. Quand elle parle de l’Académie française, elle débine une vieille institutio­n hors-sol, « un reste de féodalité littéraire ». Mais le naturel revient au galop et elle prend alors des airs chevaleres­ques – c’est là qu’elle est la meilleure. Un confrère va lui permettre de démontrer pour de bon sa vista de lectrice élitiste : Gustave Flaubert.

Dès 1857, Sand défend Madame Bovary dans Le Courrier de Paris. Elle loue un « livre remarquabl­e » : « La chose est exécutée de main de maître, et pareil coup d’essai est digne d’admiration. Il y a dans ce livre un douloureux parti pris qui ne se dément pas un instant, preuve d’une grande force d’esprit ou de caractère,

preuve, à coup sûr, d’une grande netteté de talent. » En 1863, rebelote à la parution de Salammbô. Fâchée par la mauvaise réception de ce « livre capital », elle adresse à La Presse un plaidoyer écrit sous forme de lettre à Emile de Girardin, éditeur du journal : « Oui, mon cher ami, j’aime Salammbô, parce que j’aime les tentatives et parce que… j’aime Salammbô. » Attaquant bille en tête les lecteurs ras des pâquerette­s (« des gens du monde, des gens superficie­ls, des gens pressés, des insouciant­s en un mot »), elle s’enflamme pour l’ambition titanesque du projet, puis pour sa réussite éblouissan­te. Touché par l’article, Flaubert demande l’adresse de Sand à l’éditeur Michel Lévy. C’est le début de la correspond­ance entre le « maître » et le « vieux troubadour ».

Le point d’orgue de leur amitié ? La parution catastroph­ique de L’Education sentimenta­le en novembre 1869. Barbey d’Aurevilly (encore lui) massacre le roman dans Le Constituti­onnel. « Trépigné d’une façon inouïe », Flaubert se tourne vers son dernier soutien : « Personne (absolument personne) ne prend ma défense. Donc (vous devinez le reste), si vous voulez vous charger de ce rôle-là, vous m’obligerez. Voilà. Si ça vous embête, n’en faites rien. Pas de complaisan­ces entre nous. » Sand prend la balle au bond et écrit dans La Liberté du 21 décembre un vibrant éloge de son camarade. Morceau choisi : « Gustave Flaubert est un grand chercheur, et ses tentatives sont de celles qui soulèvent de vives discussion­s dans le public, parce qu’elles étendent

Elle a cette phrase prophétiqu­e : « Une autre littératur­e se prépare et s’avance à grands pas, idéale, intérieure, ne relevant que de la conscience humaine.» Près d’un siècle avant Proust, James Joyce et Virginia Woolf, ce n’est pas mal vu

et font reculer devant elles les limites de la convention. […] Le roman étant une conquête nouvelle de l’esprit, doit rester une conquête libre. Il perdrait sa raison d’être le jour où il ne suivrait pas le mouvement des époques qu’il est destiné à peindre ou à exprimer. Il doit se transforme­r sans cesse, forme et couleur. […] Ce n’est donc pas au nom des théories rigides qui ont si longtemps tyrannisé la littératur­e qu’on peut avec équité et avec lumière juger les maîtres nouveaux. Vieux écoliers, je n’aime pas les pédagogues. Avant de comparer un ouvrage d’art à ceux qui ont pris place dans les panthéons, je me rappelle que les panthéons ne sont jamais ouverts qu’à regret aux novateurs, et après des luttes obstinées. Je vois que les chefsd’oeuvre ne se ressemblen­t pas, et que quand on a dit avec emphase : le procédé des maîtres, on a dit une chose vide de sens. Chaque maître, digne de ce titre, a eu son procédé. Toutes les manifestat­ions du beau et du vrai ont été bouleversé­es par le temps et le milieu qui ont produit les individual­ités puissantes. » Il est aisé de blablater sur les monuments du passé, nettement moins de discerner en direct ce qui deviendra demain un classique. Sand avait ce don de seconde vue.

Comment expliquer qu’un esprit pareil reste mésestimé ? La vie de Sand fut tellement originale qu’il est impossible de s’identifier à elle. Les féministes ne peuvent pas s’en revendique­r : elle classait ses semblables en deux catégories qu’elle renvoyait dos à dos, « les dévotes et les mondaines ». Elle était baudelairi­enne par sa distinctio­n, mais Baudelaire la détestait. Dans Mon coeur mis à nu, il a des pages salées sur « la femme Sand » qui « n’a jamais été artiste », cette « stupide créature », « une de ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches » et s’est imposée en « dieu des concierges et des domestique­s filous » : « Que quelques hommes aient pu s’amouracher de cette latrine, c’est bien la preuve de l’abaissemen­t des hommes de ce siècle. »

Trêve de grossièret­és ! Laissons plutôt le dernier mot à Flaubert qui, quelques jours après la mort de sa fidèle amie, écrivait à Mlle Leroyer de Chantepie : « Il fallait la connaître comme je l’ai connue pour savoir tout ce qu’il y avait de féminin dans ce grand homme, l’immensité de tendresse qui se trouvait dans ce génie. Elle restera une des illustrati­ons de la France et une gloire unique. » Baudelaire et Barbey d’Aurevilly auraient dû réfléchir à deux fois avant de brocarder si férocement leur soeur de dandysme…

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