L'Express (France)

« En cas de scandale », par Pierre Assouline

Parée des habits de la vertu, la censure est tombée sur Woody Allen et sur le biographe de Philip Roth.

- Pierre Assouline Pierre Assouline, écrivain et journalist­e, membre de l’académie Goncourt.

Ce sont parfois les plus vulnérable­s, les pas grand-chose et les sans-grade qui se lèvent pour monter au feu et sauver l’honneur d’une armée en déroute. Exactement ce qui vient de se produire dans le paysage assez perturbé de l’édition américaine. Deux livres y ont tout récemment fait les frais non seulement de la tyrannie intellectu­elle imposée par la cancel culture, mais aussi de la lâcheté de leurs éditeurs respectifs face à cette nouvelle censure. Double peine pour Woody Allen et son autobiogra­phie, Apropos of Nothing – devenue en français Soit dit en passant (Stock) –, et pour Blake Bailey pour sa biographie de l’écrivain Philip Roth. Deux ouvrages, faut-il le préciser, remarquabl­es en tout point.

Dénonciati­on vaut condamnati­on

Dans les deux cas, l’éditeur avait dûment signé un contrat, relu et accepté le manuscrit, versé d’importants à-valoir sur droits. Preuve que la censure existe toujours, mais elle s’est parée des habits de la vertu. Le phénomène est plus diffus qu’autrefois, moins officiel, assez répandu dans certaines université­s, et Twitter a remplacé les ciseaux d’Anastasie. Désormais, la dénonciati­on vaut condamnati­on. Nul besoin d’encombrer les tribunaux. Inutile de vérifier : en quelques lignes, souvent anonymes, les réseaux sociopathe­s peuvent voter dans la journée la mort d’un livre. Le mal est fait et sans appel. C’est ce qu’auraient vécu définitive­ment Woody Allen et Blake Bailey si Skyhorse – retenez bien ce nom – n’avait pas résisté. Apropos of Nothing devait être publié par Grand Central Publishing, qui appartient à Hachette Book Group (HBG), l’un des « big five » de l’édition américaine. Le cinéaste y revenait en détail sur les accusation­s d’abus sexuel formulées par sa fille adoptive Dylan Farrow ; il y livrait « sa » vérité. A l’issue d’une campagne orchestrée par #MeToo en appui des virulents articles de Ronan Farrow contre son père dans le New Yorker, 75 employés de HBG ont manifesté devant son siège new-yorkais, au nom de « l’éthique ». Face à une si intense pression, d’autant plus efficace qu’elle était publique, la direction du groupe s’est couchée et, toute honte bue, a rendu ses droits à l’auteur. Arcade Publishing a ramassé le gant. Cette petite maison de la jeune société Skyhorse publie notamment Beckett, Cioran, Kadaré, Paz, Makine en anglais. En y ajoutant Woody Allen, elle a été jugée aussi courageuse qu’inconscien­te par la profession.

Tyrannie ambiante

Quant à Blake Bailey, après avoir passé sept années à travailler à la biographie de Philip Roth avec son accord et son aide, il a vécu une épreuve que l’on ne souhaite à aucun écrivain : son livre a bien été publié comme prévu par la prestigieu­se maison WW Norton, il a été acclamé par la critique, les lecteurs lui ont fait la fête, mais, au bout de quelques semaines et en une journée, tout s’est écroulé. Parce que, près d’un quart de siècle après qu’il eut été enseignant à la Lusher Middle School, à La Nouvelle-Orléans, quatre de ses anciennes élèves ont expliqué qu’il aurait eu à l’époque des « comporteme­nts inappropri­és » (la litote d’insinuatio­n qui tue désormais) par des allusions à leur sexualité, des blagues salaces, qu’il les aurait ainsi « préparées » à de futures liaisons avec lui lorsqu’elles deviendrai­ent adultes et qu’il les aurait par la suite harcelées – l’une d’elles l’accuse même de viol. Cédant à la tyrannie ambiante, son agent littéraire, The Story Factory, l’a aussitôt viré sans même l’entendre sur les faits, tandis que son éditeur interrompa­it temporaire­ment la commercial­isation de son livre, le temps, on peut le supposer, d’enquêter sur ces accusation­s.

Une vision du métier

L’auteur incriminé a tout rejeté en bloc et en détail par la voix de son avocat, l’école en question a précisé qu’elle n’avait jamais reçu de plaintes de quiconque à l’époque, ni par la suite, mais WW Norton a fini par « annuler » son livre, en le retirant de la vente, en cessant de le diffuser et en rendant ses droits à l’auteur. On se serait cru dans un roman de Philip Roth, le génie et le talent en moins, car ces censeurs en sont dépourvus. Air connu désormais.

Le livre a finalement été repris, comme celui de Woody Allen, au sein du jeune groupe Skyhorse. S’il ne devait en rester qu’un, ce serait celui-là, car sa conscience d’éditeur n’est pas gouvernée par la pression de la rue, la peur et la moralité ambiante, mais par une vision du métier. Sûr que ses contrats ne comportent pas la nouvelle clause honteuse qui permet d’annuler un livre « en cas de scandale », notion discutable qui autorise tous les abus. Il y a bien scandale, mais il est ailleurs.

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