L'Express (France)

Suzanne Valadon, figure de l’émancipati­on

Jeune modèle puis artiste accomplie, elle compta parmi les pionnières qui contribuèr­ent à l’effervesce­nce artistique parisienne de la première moitié du xxe siècle.

- LETIZIA DANNERY

Elle est une figure majeure du bouillonne­ment créatif qui agite la capitale en ces années 1900. Rien, pourtant, ne prédestina­it Suzanne – MarieCléme­ntine, de son prénom de baptême – Valadon (1865-1938) à tenir ce rôle de premier plan sur les cimaises. Enfant naturelle d’une lingère limousine émigrée à Montmartre, elle joue les « potiches », dès l’âge de 15 ans, pour Puvis de Chavannes, Renoir, ou encore Toulouse-Lautrec, qui apprécient ce modèle juvénile. « On la surnomme Suzanne car elle pose nue pour des vieillards, comme l’héroïne de l’Ancien Testament », raconte Magali Briat-Philippe, conservatr­ice en chef du monastère royal de Brou, à Bourgen-Bresse, qui consacre, en collaborat­ion avec le musée des Beaux-Arts de Limoges, une exposition à cette artiste et à ses contempora­ines.

Dans la foulée des Peintres femmes, à l’honneur au musée du Luxembourg, à Paris (voir L’Express du 13 mai), il s’agit de montrer ici comment ces figures féminines, restées dans la postérité ou oubliées, s’inscrivent dans la modernité en marche. Et elles sont toutes, connues ou non, singulière­s. Tandis que Marie Laurencin exhale sur la toile la délicatess­e propre à son sexe (le filon sera payant), Suzanne Valadon se distingue par son trait vigoureux, associé par la critique à une « mâle brutalité ». Elle compose ainsi, en 1923, sa Chambre bleue, inspirée de la posture des Vénus de Titien et de Giorgione, et, plus proche d’elle, de la scandaleus­e Olympia de Manet, en y ajoutant sa touche personnell­e : un corps virilisé par sa corpulence et la cigarette assumée comme accessoire à part entière.

Suzanne Valadon est moderne, sur la toile et dans la vie. Modèle passive, amante libérée, elle observe inlassable­ment le travail des hommes qui l’immortalis­ent. Degas la remarque et lui inculque quelques fondamenta­ux. La voilà propulsée pinceau autodidact­e. Dans les coulisses, elle élève, depuis 1883, avec l’aide de sa mère, son fils Maurice Utrillo, reconnu quelques années plus tard par l’artiste catalan Miquel Utrillo. Elle a bien fricoté avec l’Espagnol, mais est-il vraiment le père biologique de l’enfant ? C’est une autre histoire. A ce garçon mentalemen­t fragile (il sera plusieurs fois interné), elle transmet sa passion de la peinture – les vues montmartro­ises de Maurice entreront dans l’histoire de l’art.

Il faut dire qu’à l’époque, le statut de femme en général et celui d’artiste féminine en particulie­r sont plus qu’ambigus. Jusqu’en 1965, ces dames n’ont pas légalement le droit de travailler sans l’autorisati­on de leur mari. Si épouses ou compagnes d’artiste et filles-mères (comme Suzanne) contournen­t sans problème l’interdicti­on, d’autres se heurtent aux préjugés, telle Camille Claudel, présente au monastère de Brou, qui, au-delà de son statut d’élève et de maîtresse de Rodin, ne sera reconnue créatrice légitime que dans les années 1980.

D’autres, plus anonymes, ne seront pas mieux traitées. En 1930, Germaine de Roton (1889-1942), rejeton de la noblesse d’Empire, méconnue du grand public, est mise sous camisole sans son consenteme­nt, sur la demande de son père. Entre-temps, elle a réalisé des sculptures qui apparaisse­nt, à Brou, comme de petits miracles de finesse, dans la lignée d’un Carpeaux au sommet de sa forme. Suzanne, quant à elle, poursuit sa trajectoir­e. En 1912, elle commet un Portrait de famille assez saisissant, où figurent son nouveau compagnon André Utter, de vingt ans son cadet, Maurice, un peu patraque, et sa vieille mère, soutien de toujours. Au centre, la Valadon se représente tête haute et main sur le coeur. Le chef de la famille, nous dit la toile, c’est bien elle.

 ??  ?? Ci-dessus : Portrait de famille, par Suzanne Valadon, 1912.
Ci-dessus : Portrait de famille, par Suzanne Valadon, 1912.
 ??  ?? En haut à gauche : La Chambre bleue, par Suzanne Valadon, 1923.
En haut à gauche : La Chambre bleue, par Suzanne Valadon, 1923.
 ??  ?? Ci-dessous : La Danse funèbre, par Germaine de Roton, 1920-1921.
Ci-dessous : La Danse funèbre, par Germaine de Roton, 1920-1921.

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