L'Express (France)

Le bourgeois des trottoirs, par Christophe Donner

- Christophe Donner, écrivain. Christophe Donner

Nous avions rencontré Christian Hecq aux Bouffes du Nord, à peine sorti du corps de La Mouche (voir chronique dans L’Express du 29 janvier 2020). Puis aperçu sur Canal+ dans la série Paris Police 1900 sous les traits du criminolog­ue Alphonse Bertillon, le graphologu­e dont la théorie contribua à faire condamner Dreyfus : « Le traître juif a falsifié sa propre écriture pour faire croire à un faux. » Il avait beau sautiller d’une « bertillona­de » à l’autre, on ne le voyait pas assez, c’était agaçant, ça gâtait la série. En allant le retrouver à la Comédie-Française dans les costumes du Bourgeois gentilhomm­e, on espérait bien, ce coup-ci, en avoir pour son gel hydrauliqu­e, en être repu de mimiques, gavé de pirouettes, on craignait même l’indigestio­n, tant ce rôle semblait taillé pour ses métamorpho­ses élastiques, ses loufoqueri­es à fleur de peau. Valérie Lesort a mis en scène le spectacle avec lui. Elle est très bien cette mise en scène, et les décors, et l’idée de faire jouer la partition de Lully par un orchestre folkloriqu­e des Balkans, et tous les acteurs (fabuleuse langue serpentine de Guillaume

Gallienne !) et les marionnett­es, enfin tout, c’est beau, subtil, grandiose, mais la superprodu­ction, le barnum de deux heures et demie, c’est le visage de Christian Hecq, cette surface rebondie, fluide, encyclopéd­ique, dont chaque expression précède, prépare, donne le la des mots. Avant même qu’ils ne sortent, ces mots, la façon qu’il a d’ouvrir la bouche, on est dans le bain : c’est la plus belle pièce de notre histoire. A la fin, on ne sait plus trop quoi applaudir, la mémoire de Molière, la présence de l’acteur, alors on se lève, c’est le minimum. Je crois qu’on applaudit aussi de peur que ça disparaiss­e un jour : comment vont-ils faire sans Molière ? Que vont-ils comprendre à la vanité des parvenus, à la cruauté des malins, à trois siècles et demi de théâtre transmis de bouche-à-oreille quand tout ça aura été englouti par les mesures sanitaires…

Si vous comptez sur l’architectu­re pour sanctuaris­er la transmissi­on, vous êtes bien naïf. Tout va disparaîtr­e, et ça commence par les trottoirs.

Le premier trottoir parisien repéré comme tel date de 1780. Il fut construit rue du Théâtre-Français, ainsi nommée parce qu’elle menait au théâtre de l’Odéon où avait trouvé refuge la troupe des Comédiens-Français, ancêtre de la Comédie-Française. C’est donc pour aller au théâtre qu’on a marché pour la première fois sur un trottoir digne de ce nom. On pouvait enfin s’y rendre à pied, sans craindre de se faire écrabouill­er par un fiacre fonceur, ou de glisser sur un crottin de cheval. Aussitôt expériment­ée, la mode des trottoirs s’est répandue dans Paris, protectric­e, rassurante, sécuritair­e, et bientôt, les plus belles rues en furent pourvues, des deux côtés. Pour permettre aux piétons de passer d’un trottoir à l’autre, on fit construire des passages surélevés, comme deux mille ans plus tôt à Pompéi, ça obligeait les voitures à cheval à ralentir et même à s’arrêter pour nous laisser passer. Les cochers se sont plaints du ralentisse­ment que ces dos-d’âne imposaient à leur course, et après diverses tentatives de signalisat­ions lumineuses, en 1925, on a planté dans les pavés de bois deux lignes de clous plats en acier de dix centimètre­s de diamètre matérialis­ant le passage des piétons.

Mercredi dernier, je me suis pris la tête avec un cycliste qui avait failli renverser Dora sur un de ces passages cloutés. L’odieux personnage s’étant arrêté 100 mètres plus loin pour tirer du fric à un distribute­ur, je m’en suis approché pour lui expliquer, lui apprendre que les piétons sont prioritair­es en toutes circonstan­ces sur un passage clouté. Le type ne comprenait rien à ce que je lui disais. Pourtant, il parlait français, il avait même cette expression de suffisance cycliste très parisienne. Mais plus je l’engueulais moins il comprenait. En vers, en prose, il captait rien. J’ai alors compris qu’il ne savait pas ce qu’était « un passage clouté ».

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