« Le vaccin, c’est pour les autres » : extension du domaine de l’égoïsme
Quand on a peu de risques de développer un Covid grave, quel est l’intérêt de se faire vacciner ? Réponse : l’intérêt général.
Avec un taux de vaccination de 51,3 % (1) – c’est-à-dire des plus de 18 ans ayant reçu au moins une dose contre le Covid-19 –, la France peine à s’approcher des volumes nécessaires pour atteindre l’immunité collective. Passé l’enthousiasme des impatients qui grossissaient les files d’attente devant les centres médicaux, la campagne bute désormais sur les préventions d’une masse critique de citoyens. Le climat de défiance généralisé – notamment à l’encontre des institutions –, qui rend certains réfractaires à toute injonction venue « d’en haut », et le développement d’un complotisme parfois halluciné – qui prospère sur fond de perte de culture scientifique et de multiplication des fausses informations – sont les deux raisons les plus fréquemment évoquées pour expliquer ces résistances.
Ces facteurs existent bel et bien. Mais ils n’expliquent pas tout. Tendez l’oreille : beaucoup des non-vaccinés ne sont pas des « antivaccins » radicalisés. Ils font un calcul personnel qui leur paraît légitime et de bon sens. Arguant, d’une part, que la découverte récente de ces vaccins nous prive d’un recul rassérénant, et, d’autre part, qu’il existe – comme pour tous les vaccins – des risques infimes d’accidents, ils « raisonnent » : quand on a un profil peu susceptible de développer une forme rare du Covid, quel est l’intérêt de se faire vacciner soi-même ? Aucun. Ah, si : une broutille nommée « intérêt général ». Ce à quoi nous assistons aujourd’hui traduit en réalité une extension du domaine de l’égoïsme. Lequel avance sur les brisées du « bien commun », combinées – dans le cas présent – à la méconnaissance de ce qu’est une politique de santé.
Rappelons quelques bases. L’obtention d’une « couverture vaccinale » repose sur une équation sensible. Un équilibre entre risques privés et collectifs, calculs individuels et intérêt général. Son objectif est à la fois de protéger les individus les plus faibles contre les infections graves, mais aussi de circonscrire, voire d’éradiquer, la prolifération de l’agent pathogène. Toute obtention d’une couverture vaccinale repose sur cet équilibre, que ce soit pour la peste, la tuberculose (encore 40 000 morts en 1945) ou encore la polio (4 000 cas en 1957). A chaque fois, le vaccin est venu offrir une solution collective, au prix de risques individuels minuscules – mais jamais nuls – d’accidents graves dont sont parfois victimes quelques vaccinés.
Compte tenu des modalités de diffusion de la plupart des virus, « il suffit » en général, pour qu’une population soit protégée, que de 70 % à 90 % de ses membres soient immunisés (cela dépend des pathologies). Voilà qui a toujours conduit certains « passagers clandestins » de la couverture vaccinale à compter sur le civisme des autres, afin de profiter de l’immunité collective tout en ne prenant aucun risque pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Le problème survient quand cette stratégie individuelle devient monnaie courante. Et c’est le cas aujourd’hui. En cela, le calculateur en ligne de « balance personnelle bénéfice-risque » proposé par nos confrères de Mediapart – et motivé par la recherche d’information et de transparence – traduit bien ce changement de paradigme. Cette primauté grandissante de l’ego sur le commun. Cette recherche permanente du risque personnel encouru et des gains escomptés. Ainsi, une habitante de Bretagne, âgée de 30 à 49 ans, sans facteur de comorbidité et estimant que son exposition au Covid est « moyenne » apprendra-t-elle grâce à ce calculateur (nous avons fait le test) que sa balance bénéfice-risque face à la vaccination, même avec Pfizer ou Moderna, est négative : « Le nombre d’admissions en réanimation que cette vaccination permet d’éviter durant quatre mois est inférieur aux risques graves liés aux injections du vaccin », développe le résultat. Sauf que ce risque est infime. Et qu’il nécessite d’être pris pour – attention, gros mot ! – l’intérêt général.
Mais la tendance est à la précaution personnelle. Déjà, en 2013, l’Institut national de veille sanitaire sonnait l’alarme, estimant que le taux de couverture était devenu insuffisant « pour la plupart des vaccins ». Huit ans plus tard, on mesure que la tentation de l’individualisme à tous crins n’a pas reflué. Elle traverse toutes les catégories socioprofessionnelles car, rappelons-le, si les rétifs à la vaccination contre le Covid sont particulièrement nombreux au sein des classes populaires (d’autres facteurs entrent là en jeu), leur part est également significative chez les cadres (27 %, d’après les chiffres de l’Iris-Inserm) et chez les employés (46 % !). Dans un échange passionnant et prémonitoire (2) datant de 1986, les intellectuels Christopher Lasch et Cornelius Castoriadis pointaient déjà les dérives d’un « nouvel égoïsme, qui voit les individus se retrancher de la sphère publique et se réfugier dans un monde exclusivement privé. Sans projet, otages d’un monde hallucinatoire dopé par le marketing et la publicité, les individus n’ont désormais plus de modèles auxquels s’identifier ». Nous y sommes. Et les conséquences vont, hélas, bien au-delà de la vaccination.
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