L'Express (France)

Anta, l’ogre chinois du sport

Trente ans après sa création, le groupe Anta Sports vaut plus de 50 milliards d’euros en Bourse. En Europe, il s’est payé Wilson, Atomic et Salomon, d’origine française.

- SÉBASTIEN POMMIER

Faire d’une rebuffade un succès. C’est un peu l’histoire d’Anta Sports, le nouveau géant chinois de l’équipement sportif. En Europe, son nom ne dit rien au grand public, pourtant il devrait s’étaler en lettres XXL lors des JO d’hiver de Pékin, en 2022. Une exposition mondiale pour un atelier familial devenu en une trentaine d’années l’un des groupes les plus rentables du secteur.

Tout commence en 1991 à Jinjiang, le berceau de la chaussure. Deux frères, Shizhong et Shija Ding, rêvent de transforme­r l’atelier familial et d’accéder au rang de sous-traitant de Nike. Ce serait une consécrati­on. Les discussion­s sont très avancées avec le géant américain, les frères montent même une usine sur mesure. Sauf que, à la dernière minute, Nike les abandonne pour aller fabriquer ses baskets sous d’autres cieux. Les Ding auraient pu aller « draguer » un autre donneur d’ordres. « Au contraire, ils se disent : nous avons l’outil industriel, fabriquons nos chaussures sous notre propre marque », raconte Antoine Haincourt, professeur à l’EM Lyon.

Fabriquer est une chose, encore faut-il pouvoir vendre, dans un pays où le concept des magasins multimarqu­es n’est encore réservé qu’aux métropoles. Parallèlem­ent, les frères Ding s’attellent donc à monter un circuit de distributi­on en visant les grandes villes de province. « Comme il n’y a pas de pratique intensive du sport en Chine, Anta se positionne sur la basket populaire, fonctionne­lle, en développan­t un réseau de franchises [NDLR : 12 000 magasins aujourd’hui] dans des villes moyennes », poursuit Antoine Haincourt. Le marché est si vaste, si peu pénétré à l’époque par les grandes marques internatio­nales, qu’Anta Sports trouve vite son public et grossit à vue d’oeil. A l’instar d’un Decathlon, le « fabricant-distribute­ur » tisse sa toile.

Cotée à la Bourse de Hongkong depuis 2007, l’entreprise affiche aujourd’hui un bilan impression­nant. Malgré la pandémie, le chiffre d’affaires du groupe dépasse les 5 milliards de dollars (+ 4,7 % sur un an) et son résultat d’exploitati­on augmente à 1,4 milliard avec une marge de 25 %, ce qui le place dans le top 5 mondial derrière le leader Nike (44 milliards de dollars de revenus en 2020-2021), mais devant Puma, New Balance ou Under Armour. Qui dit mieux ? Le cabinet McKinsey a même classé Anta dans le top 20 des entreprise­s du secteur de la mode les plus rentables du monde, à côté de Zara, Kering, Hermès… La raison du succès ? « Nous avons bâti notre modèle en nous appuyant sur nos propres capacités de production, ainsi que sur une grande verticalit­é de l’organisati­on. Nous pouvons ainsi mettre sur le

marché un nouveau modèle de chaussures en six semaines, contre quinze à dix-huit mois pour nos concurrent­s », révélait le patron opérationn­el d’Anta, James Zheng, interrogé en janvier 2021 par le cabinet McKinsey, qui consacre une grande étude annuelle à ce secteur. Zheng, lui-même ancien dirigeant de Reebok, illustre parfaiteme­nt l’autre virage opéré par les frères Ding : la montée en gamme.

En effet, si les consommate­urs chinois ont longtemps vu la basket comme un produit de base, Anta Sports a vite compris qu’il pouvait gonfler ses marges en référençan­t des marques. Et c’est une opportunit­é de marché qui lui a permis de passer à la vitesse supérieure. En 2011, les frères Ding poussent la porte du propriétai­re coréen de la marque italienne Fila, alors en perte de vitesse. Anta parvient à convaincre Fila de lui céder l’exploitati­on de la licence. « Ils ont positionné la marque sur du lifestyle premium, avec des magasins dans des malls. C’est une grande réussite », reconnaît Pascal Martin, associé au cabinet OC&C et ancien président d’Adidas Japon. Les chiffres sont significat­ifs. En 2020, Fila a vendu 10 millions de paires de baskets dans l’empire du Milieu, générant un chiffre d’affaires global de plus de 2 milliards de dollars (+ 18 % en un an). Avec 2 000 boutiques aux couleurs de la marque italienne, Anta a ressuscité dans son pays une griffe qui reste cataloguée « banlieue » en France. Cette réussite a même ouvert un peu plus l’appétit de l’ogre chinois.

« Ils rêvent de constituer un portefeuil­le de marques à la façon d’un LVMH, l’un de leur modèle », souffle un bon connaisseu­r de l’entreprise. Et, pour se structurer, ils n’hésitent pas à débaucher des talents. « Ils savent aller chercher des compétence­s très précises chez des Nike ou des Adidas. Ils ont ainsi des managers formés dans les meilleures business school anglo-saxonnes. Le souci, c’est l’intégratio­n. En effet, chez Anta, il faut travailler en chinois », explique Pascal Martin dans son bureau de Hongkong.

En 2019, les frères Ding ont encore poussé les feux avec l’aide de deux partenaire­s financiers fidèles, FountainVe­st (un fonds d’investisse­ment chinois) et

Anamered Investment­s (qui appartient à l’homme d’affaires canadien Chip Wilson, fondateur de Lululemon, spécialist­e du fitness). Anta fait une OPA sur le groupe finlandais Amer Sports et ses marques spécialisé­es dans l’outdoor : les raquettes Wilson, les montres de plongée Suunto et les trois pépites des sports de montagne Atomic, Arc’teryx, et le français Salomon. L’opération à 4,6 milliards d’euros est plutôt« cher payée », concède un spécialist­e, mais elle place le groupe sur les sommets. « Ils sont en train de tout changer, en laissant beaucoup de liberté à chaque marque. Alors qu’Amer Sport était très directif, les Chinois, eux, ont validé 100 % du plan de transforma­tion que nous avons présenté. Je préfère le management à la chinoise que celui à la finlandais­e », admet ainsi un haut cadre de Salomon, qui s’est bien adapté aux échanges via WeChat (le WhatsApp chinois) et aux rapports financiers détaillés exigés par Anta.

L’entreprise française, qui emploie plus de 700 personnes à Annecy, vient cependant d’engager un plan social visant la suppressio­n de 10 % des postes. Et c’est l’emblématiq­ue PDG de Salomon, JeanMarc Pambet, qui a été rappelé aux commandes pour gérer l’affaire, moins d’un an après qu’il a quitté l’entreprise. Si Salomon ne pourra éviter des départs contraints, le patron français se félicite de conserver son centre névralgiqu­e en Haute-Savoie. Cela n’empêchera pas Anta de monter un bureau de design à Shanghai pour gérer, en particulie­r, le textile, une division en grande difficulté dans l’entreprise depuis dix ans. Pas question, en revanche, de délocalise­r la fabricatio­n des skis (produits en Europe de l’Est) vers la Chine, même si le président Xi Jinping veut faire de la montagne une priorité nationale. Et pour cause. Pékin accueille les Jeux olympiques d’hiver dans moins d’un an. Malgré des conditions qui sont loin d’être idéales (les pistes sont des rubans de neige artificiel­le), la Chine compterait déjà 18 millions de pratiquant­s occasionne­ls dans ses 800 stations (le double de la France) créées de toutes pièces. Et qui mieux qu’Anta pourrait habiller les meilleurs skieurs de son pays ? L’entreprise a même signé en 2019 un contrat pour devenir partenaire officiel du Comité internatio­nal olympique jusqu’en 2022. La Chine veut conquérir le monde. Et, dans son équipe de choc, Anta Sports est un pilier solide.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France