L'Express (France)

L’Etat valorise (enfin) son image de marque

la Marine nationale lance son e-boutique. La puissance publique a jusqu’ici sous-exploité le potentiel de son patrimoine « immatériel ».

- THOMAS LESTAVEL

Marinières, pompons et parapluies de Cherbourg. L’univers du matelot se décline sur le magasin en ligne de la Marine nationale, en partenaria­t avec de prestigieu­ses marques françaises comme Saint-James, 727 Sailbags ou Yema. Après l’Elysée, la ville de Paris et la gendarmeri­e, l’institutio­n a lancé son e-boutique au mois de mai et se félicite de débuts encouragea­nts. Il vous faudra ainsi patienter six semaines avant de pouvoir commander le ciré « chien jaune » à 55 euros, victime de son succès. Les bénéfices des ventes ? Ils participen­t au financemen­t d’oeuvres sociales en faveur de militaires blessés.

Le dépôt de la marque répondait initialeme­nt à un besoin de protéger le nom « Marine nationale », exploité sans contrepart­ie par de petits malins à Toulon ou à Brest. Et comme la meilleure défense, c’est l’attaque, l’armée a finalement lancé ses propres produits dérivés. « Nous avons développé nous-mêmes la charte graphique », se félicite le capitaine de vaisseau Eric Lavault, qui a piloté le lancement des opérations. Le licencié Publi Voile, qui a remporté l’appel d’offres, distribue les produits estampillé­s Marine nationale et reverse à cette dernière une commission très raisonnabl­e, « inférieure à 10 % ». L’objectif n’est pas tant de générer des revenus que d’entretenir la bonne image de la Marine auprès des Français.

Pour reprendre les termes du marketing, l’armée soigne sa notoriété. « Depuis une dizaine d’années, les institutio­ns publiques adoptent les référentie­ls du privé. Cela passe par la mesure de la satisfacti­on des usagers, mais également par la création et la gestion de marques », observe Guillaume Caline, de l’agence Kantar Public (WPP). Un décret de 2009 permet à l’Etat de valoriser son patrimoine immatériel, c’est-à-dire son image et son savoirfair­e, à travers des prestation­s rémunérées,

et cela peut aller de la location d’espaces pour les tournages de cinéma à la vente de produits dérivés.

La Marine nationale n’est d’ailleurs pas la première institutio­n publique à ouvrir sa boutique. L’Elysée, la ville de Paris ou encore la gendarmeri­e nationale ont déjà cédé aux sirènes du commerce. Bien entendu, dans l’Hexagone, il existe une administra­tion pour tout, et c’est la mission Appui du patrimoine immatériel de l’Etat (Apie), créée en 2007 et rattachée à Bercy, qui accompagne les services publics au cours du développem­ent de leurs produits dérivés. « On compte un millier de marques dont l’Elysée, la French Tech, le Jardin du Luxembourg, Parcoursup, Vigipirate… » précise Armelle Daumas, responsabl­e de la mission Apie.

Pays du luxe, du tourisme et de la gastronomi­e, la France dispose d’un patrimoine immatériel immense, « le premier au monde devant l’Italie et les EtatsUnis », proclame Denis Gancel, enseignant à Sciences po Paris et président de l’agence W. « Mais c’est un élève doué qui n’a pas assez travaillé. » Ainsi la Sorbonne, créée il y a près de huit cents ans, « n’a déposé sa marque qu’en 2006 », illustret-il. Cette même année, le publicitai­re Maurice Lévy et l’ancien directeur du Trésor Jean-Pierre Jouyet publiaient un rapport incitant la France à devenir un leader dans l’économie de l’immatériel, gisement de croissance pour l’avenir.

L’aura de nos institutio­ns publiques a certes une valeur, mais laquelle, au juste ? Ancien rapporteur général de la Cour des comptes, François Ecalle se livre chaque année à ce calcul hautement théorique. D’après lui, le patrimoine de l’administra­tion (composé principale­ment de routes, ponts, bâtiments et bureaux) s’élève à 2 231 milliards d’euros, dont près de 100 milliards sous forme d’actifs immatériel­s. Mais, si on s’intéresse plus prosaïquem­ent aux espèces sonnantes et trébuchant­es, l’exploitati­on des marques de l’Etat génère tout au plus « quelques millions d’euros par an », tempère Armelle Daumas. Il reste encore fort à faire pour valoriser le patrimoine immatériel de la sphère publique. « Si vous lancez demain une marque avec le mot “Versailles”, ou un service de table Mont Saint-Michel, personne ne viendra exiger des redevances », glisse Alexis Karklins-Marchay, directeur général du cabinet de conseil Eight Advisory. «

La Marine nationale ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Elle qui recrute chaque année 4 000 personnes dans une cinquantai­ne de métiers veut cultiver son image auprès des jeunes. Elle envisage désormais de se lancer dans les jeux vidéo et les fauteuils de gaming. « Pourquoi pas un partenaria­t avec Ubisoft, lâche le capitaine Lavault. Nous avons besoin de gamers dans nos centres d’opérations. Leurs compétence­s en informatiq­ue, leur réactivité nous seraient très utiles. » Du jeu vidéo au matelot, il n’y a finalement qu’un tout petit pas !

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