L’Etat valorise (enfin) son image de marque
la Marine nationale lance son e-boutique. La puissance publique a jusqu’ici sous-exploité le potentiel de son patrimoine « immatériel ».
Marinières, pompons et parapluies de Cherbourg. L’univers du matelot se décline sur le magasin en ligne de la Marine nationale, en partenariat avec de prestigieuses marques françaises comme Saint-James, 727 Sailbags ou Yema. Après l’Elysée, la ville de Paris et la gendarmerie, l’institution a lancé son e-boutique au mois de mai et se félicite de débuts encourageants. Il vous faudra ainsi patienter six semaines avant de pouvoir commander le ciré « chien jaune » à 55 euros, victime de son succès. Les bénéfices des ventes ? Ils participent au financement d’oeuvres sociales en faveur de militaires blessés.
Le dépôt de la marque répondait initialement à un besoin de protéger le nom « Marine nationale », exploité sans contrepartie par de petits malins à Toulon ou à Brest. Et comme la meilleure défense, c’est l’attaque, l’armée a finalement lancé ses propres produits dérivés. « Nous avons développé nous-mêmes la charte graphique », se félicite le capitaine de vaisseau Eric Lavault, qui a piloté le lancement des opérations. Le licencié Publi Voile, qui a remporté l’appel d’offres, distribue les produits estampillés Marine nationale et reverse à cette dernière une commission très raisonnable, « inférieure à 10 % ». L’objectif n’est pas tant de générer des revenus que d’entretenir la bonne image de la Marine auprès des Français.
Pour reprendre les termes du marketing, l’armée soigne sa notoriété. « Depuis une dizaine d’années, les institutions publiques adoptent les référentiels du privé. Cela passe par la mesure de la satisfaction des usagers, mais également par la création et la gestion de marques », observe Guillaume Caline, de l’agence Kantar Public (WPP). Un décret de 2009 permet à l’Etat de valoriser son patrimoine immatériel, c’est-à-dire son image et son savoirfaire, à travers des prestations rémunérées,
et cela peut aller de la location d’espaces pour les tournages de cinéma à la vente de produits dérivés.
La Marine nationale n’est d’ailleurs pas la première institution publique à ouvrir sa boutique. L’Elysée, la ville de Paris ou encore la gendarmerie nationale ont déjà cédé aux sirènes du commerce. Bien entendu, dans l’Hexagone, il existe une administration pour tout, et c’est la mission Appui du patrimoine immatériel de l’Etat (Apie), créée en 2007 et rattachée à Bercy, qui accompagne les services publics au cours du développement de leurs produits dérivés. « On compte un millier de marques dont l’Elysée, la French Tech, le Jardin du Luxembourg, Parcoursup, Vigipirate… » précise Armelle Daumas, responsable de la mission Apie.
Pays du luxe, du tourisme et de la gastronomie, la France dispose d’un patrimoine immatériel immense, « le premier au monde devant l’Italie et les EtatsUnis », proclame Denis Gancel, enseignant à Sciences po Paris et président de l’agence W. « Mais c’est un élève doué qui n’a pas assez travaillé. » Ainsi la Sorbonne, créée il y a près de huit cents ans, « n’a déposé sa marque qu’en 2006 », illustret-il. Cette même année, le publicitaire Maurice Lévy et l’ancien directeur du Trésor Jean-Pierre Jouyet publiaient un rapport incitant la France à devenir un leader dans l’économie de l’immatériel, gisement de croissance pour l’avenir.
L’aura de nos institutions publiques a certes une valeur, mais laquelle, au juste ? Ancien rapporteur général de la Cour des comptes, François Ecalle se livre chaque année à ce calcul hautement théorique. D’après lui, le patrimoine de l’administration (composé principalement de routes, ponts, bâtiments et bureaux) s’élève à 2 231 milliards d’euros, dont près de 100 milliards sous forme d’actifs immatériels. Mais, si on s’intéresse plus prosaïquement aux espèces sonnantes et trébuchantes, l’exploitation des marques de l’Etat génère tout au plus « quelques millions d’euros par an », tempère Armelle Daumas. Il reste encore fort à faire pour valoriser le patrimoine immatériel de la sphère publique. « Si vous lancez demain une marque avec le mot “Versailles”, ou un service de table Mont Saint-Michel, personne ne viendra exiger des redevances », glisse Alexis Karklins-Marchay, directeur général du cabinet de conseil Eight Advisory. «
La Marine nationale ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Elle qui recrute chaque année 4 000 personnes dans une cinquantaine de métiers veut cultiver son image auprès des jeunes. Elle envisage désormais de se lancer dans les jeux vidéo et les fauteuils de gaming. « Pourquoi pas un partenariat avec Ubisoft, lâche le capitaine Lavault. Nous avons besoin de gamers dans nos centres d’opérations. Leurs compétences en informatique, leur réactivité nous seraient très utiles. » Du jeu vidéo au matelot, il n’y a finalement qu’un tout petit pas !