L’éducation positive
La dictature de la bienveillance
Faire preuve d’empathie à l’égard de son enfant », « l’aider à traverser ses tempêtes émotionnelles en l’incitant à exprimer ce qu’il ressent », « veiller à lui laisser de l’espace et de la liberté »… Ces parents ont suivi à la lettre les principes d’éducation positive vantés dans de multiples ouvrages spécialisés, et se trouvent pourtant confrontés à un échec. « Ils sont de plus en plus nombreux à défiler dans mon cabinet pour demander de l’aide », soupire le psychothérapeute Didier Pleux. « Obnubilés par cette idée de bienveillance et la peur de heurter leur progéniture, ils finissent souvent par craquer, quitte parfois à se laisser aller à une gifle ou à une fessée, obtenant ainsi l’effet inverse de ce qu’ils recherchaient. C’est dramatique ! » poursuit l’auteur de l’ouvrage Comment échapper à la dictature du cerveau reptilien (Odile Jacob, 2021) dans lequel il rappelle que vivre consiste à devoir accepter des cadres, des contraintes et des limites. Et le praticien de préciser : « J’adhère totalement aux principes de base de l’éducation positive développés dans le monde anglosaxon. Le problème est qu’en France, les fondamentaux de cette méthode sont aujourd’hui dévoyés. »
Dans l’Hexagone, on ne compte plus les sites Internet, manuels et guides consacrés à cette tendance éducative. Les livres de la pédiatre Catherine Gueguen, qui promet l’harmonie et le bonheur (Petites et grandes questions pour une enfance heureuse, Heureux d’apprendre à l’école, Vivre heureux avec son enfant), s’arrachent. L’autre figure de proue est la psychothérapeute Isabelle Filliozat. Son bestseller
J’ai tout essayé !, publié en 2011, s’est vendu à près de 400 000 exemplaires et a été traduit en 14 langues. Cette auteure prolifique vient de sortir un nouvel ouvrage,
Comprendre et éduquer son enfant (Marabout, 2022), reprenant les conseils délivrés à des parents inquiets dans des ateliers basés sur sa méthode et dispensés partout sur le territoire. « Ce n’est pas un effet de mode. Les bases de l’éducation positive ont été posées en 1920, à Vienne, par le psychanalyste Alfred Adler, explique Isabelle Filliozat. Ces préconisations ont ensuite été reprises et popularisées par le Conseil de l’Europe, alerté par les trop nombreux cas de maltraitance infantile. » L’idée centrale ? Développer une parentalité qui répond aux besoins de l’enfant sans utiliser la violence. Un principe de bon sens, a priori louable et incontestable.
Reste à savoir ce qui est mis derrière le terme de « violence ». Pour certains promoteurs de cette forme d’éducation bienveillante, la palette est large : un simple rappel à l’ordre ou une petite frustration ordinaire se retrouvent parfois érigés au
Un simple rappel à l’ordre se retrouve parfois érigé au rang de maltraitance
rang de maltraitance ou de brimade. De quoi accroître la culpabilité des parents. Comme Clarisse, cette trentenaire terrorisée à l’idée de laisser pleurer quelques minutes son enfant le temps qu’il s’endorme. « D’après ce que j’ai lu, ça peut engendrer des séquelles neurologiques. Résultat, dès qu’il m’appelle, je me précipite. Ce qui donne lieu à de vives discussions avec mon mari ! » confie-t-elle.
La plupart de ces ouvrages se retranchent en effet derrière la caution des neurosciences. « Aujourd’hui, grâce à la recherche, on sait que certains comportements ou phrases peuvent avoir des effets très concrets sur le cerveau. Je regrette qu’une partie de la communauté psychanalytique française refuse de se pencher sur ces travaux », avance Isabelle Filliozat. Tandis que les détracteurs de cette méthode, eux, parlent « de fausse caution scientifique » et dénoncent les interprétations ou les raccourcis dangereux qui sont développés dans certains ouvrages d’éducation positive.
Pour le pédopsychiatre Stéphane Clerget, cette tendance qui encourage les parents à être plus à l’écoute de leur progéniture reste salutaire. « A condition de ne pas oublier que notre progéniture n’est pas notre égal, mais un mineur sous notre responsabilité », alerte-t-il à son tour. Il pointe également un autre danger : « Un enfant surcouvé et protégé de tout ne sera pas armé pour se défendre plus tard face aux difficultés du monde extérieur ou pour accepter certaines règles de la vie en société. » Ce médecin se méfie aussi des grands dogmes érigés dans ces manuels spécialisés, comme l’importance de ne jamais élever la voix. « Dans certaines familles méditerranéennes par exemple, on peut avoir l’habitude de parler fort, d’avoir des échanges vifs. Si les parents se mettent tout à coup à chuchoter, l’enfant ne va rien comprendre, voire s’inquiéter de ce changement soudain de comportement », explique Stéphane Clerget, qui insiste sur l’importance d’avoir une attitude cohérente et de conserver une forme de spontanéité.
« On a aussi le droit d’être fatigué ou agacé, et de le dire. Exprimer ses propres émotions ne fait pas de nous de mauvais parents », rappelle le pédopsychiatre. Avant de lancer : « Et si on réapprenait à se faire confiance ? » ✸