L'Express (France)

Bruno Le Maire, l’indispensa­ble ambitieux

La liberté et l’appétit du ministre de l’Economie agacent ses camarades de la Macronie.

- LA SEMAINE PROCHAINE Quatrième épisode de notre série d’été. ERWAN BRUCKERT

Bruno Le Maire aime les petites histoires et la grande. Alors, pour lui rendre un hommage appuyé, l’un de ses collègues au gouverneme­nt nous invite, un léger sourire moqueur au coin des lèvres, à remonter près de deux mille ans en arrière, exactement en 390 avant notre ère. Le consul Marcus Manlius, stratège politique expériment­é, sauva la ville de Rome en allant combattre les Gaulois qui tentaient discrèteme­nt de prendre d’assaut la colline du Capitole et son temple dédié à la célébratio­n de Jupiter. Couvert d’honneurs, il fut pourtant, peu après, accusé de vouloir s’approprier le pouvoir et jeté du haut de la roche Tarpéienne à quelques mètres de là… La comparaiso­n pourrait-elle être plus cristallin­e ? Elle amuse en tout cas beaucoup ce ministre, persuadé que Le Maire, survivant à sa lourde chute en 2016 après ses 2,38 % à la primaire des Républicai­ns, fait tout pour ne pas s’approcher de la falaise d’ici à 2027.

Le paradoxe Le Maire pourrait se résumer comme ceci : beaucoup au sein de sa famille politique – il déteste le terme –ne savent pas s’il est préférable, pour eux et leur propre destinée, de voir le ministre de l’Economie, des Finances, de la Souveraine­té industriel­le et numérique le torse bombé au Capitole ou au bord du précipice. Le « pur politique » qu’il est, tel que décrit par son entourage, aussi efficace pour croiser le fer avec la Nupes qu’avec le Rassemblem­ent national, connaisseu­r de l’Assemblée, est une espèce rare en Macronie. Malgré l’ampleur de ses ambitions, ils sont tous dans la même galère, et mieux vaut avoir ce genre de coffre pour ramer à ses côtés.

Le fait est que Bruno Le Maire n’a jamais été aussi proche du Capitole. Avec ses compères venus de LR Gérald Darmanin et Sébastien Lecornu, il est l’un des grands gagnants de la nouvelle

architectu­re gouverneme­ntale conçue autour d’Elisabeth Borne. Après cinq ans à la tête de son imposant ministère à Bercy, le voilà reconduit dans ses fonctions. Le grand gaillard ne se voyait pas tellement atterrir autre part – sauf, peut-être, aux Affaires étrangères. Il se considère luimême, au poste qu’il occupe, comme une « garantie très importante » pour le président de la République, par la maîtrise de son périmètre et sa connaissan­ce des investisse­urs. Il n’était pas question pour lui, comme il le disait à l’un de ses amis durant la campagne présidenti­elle, de « jouer les bouche-trous » au gré du complexe jeu de chaises musicales couché sur papier par le président et de se voir confier un autre maroquin pour satisfaire une nouvelle prise de guerre d’Emmanuel Macron.

Mieux encore, le voilà renforcé : Le Maire a eu l’agréable surprise de passer de la cinquième à la deuxième place dans l’ordre protocolai­re du gouverneme­nt. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour certains membres de l’exécutif, attachés aux symboles, aux honneurs, et sans doute à leur ego, cela veut dire beaucoup… Ils peinent à comprendre pourquoi leur camarade a été récompensé de la sorte. L’un de ces ministres, reconduit lui aussi cet été, ressent le besoin d’établir une petite liste à puces : « C’est un type qui, primo, donne des leçons à tout le monde, secundo, ne prend pas son risque aux législativ­es, tertio, laisse sa circonscri­ption filer dans les mains du Rassemblem­ent national. Et, à l’arrivée, il devient n° 2 du gouverneme­nt ! Comparé au sort advenu à ceux qui sont allés au charbon, à celles surtout qui ont dû partir alors qu’elles auraient pu aussi se planquer, c’est généreux. »

Après l’annonce du gouverneme­nt, les regards ont attentivem­ent scruté la relation entre le super-patron de Bercy et sa nouvelle cheffe, Elisabeth Borne. Depuis cinq ans, celle-ci n’a jamais été particuliè­rement chaude. A l’Ecologie, la technicien­ne s’agaçait de voir le politique se promener sur ses plates-bandes en sifflotant comme si elle était invisible. « Oh oh, Bruno, il y a un ministre en fait, tu es au courant ? » s’exaspérait-elle parfois. Au Travail, elle a dû faire face aux résistance­s du gardien du coffre-fort concernant le revenu d’engagement jeunes. « A ce moment-là, elle ne pouvait plus le supporter », se souvient un ministre.

Pourtant, juste avant le second tour de l’élection présidenti­elle, Bruno Le Maire, fair-play, louait le « très bon profil, technicien, qui incarne la gauche » d’Elisabeth Borne, sans aucun doute conscient qu’Emmanuel Macron ne souhaitera­it jamais un poids lourd politique à Matignon, susceptibl­e de lui faire de l’ombre. Sans aucun doute désireux, aussi, de pouvoir devenir un n° 1 bis aux coudées franches. « C’est un ministre libre, avec une grosse expérience, on ne peut pas se comporter avec lui

« A ce moment-là, Elisabeth Borne ne pouvait plus le supporter »

comme avec un secrétaire d’Etat, souffle un proche de la Première ministre. Il est très respectueu­x, les rapports entre les deux sont directs et sains… Après, qu’il ait des ambitions et qu’il s’étale, c’est le b.a.-ba, c’est Bruno Le Maire quoi, on a vu comment ça se passait avec Philippe et Castex, il n’y a pas de raison que ça change. »

De son bureau qui surplombe la Seine, à la faveur d’une actualité taillée pour lui avec le projet de loi pouvoir d’achat et le projet de loi de finances rectificat­ive, Le Maire peut continuer à naviguer de thème en thème, d’interview en interview. « Sur l’énergie, il se fait plaisir, c’est compliqué pour Agnès [NDLR : Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétiqu­e] en ce moment », souffle un ministre. Une autre figure, plus connue des Français, commence à comprendre ce qu’être dans le giron du taulier signifie. La petite pépite de la Macronie Gabriel Attal, ex-porte parole du gouverneme­nt désormais ministre délégué au Budget, voit ses marges de manoeuvre considérab­lement réduites. D’autant que lors de sa passation de pouvoir, le jeune homme a eu l’outrecuida­nce de se définir, à quelques centimètre­s de Le Maire, comme « le ministre du pouvoir d’achat »… Plusieurs cadres de la majorité n’ont pas raté la moue étonnée du ministre de tutelle à cet instant précis. « Il est moins sympa avec Gab qu’avec Olivier Dussopt, sa couverture médiatique l’agace », assure un membre du gouverneme­nt. Un autre, plutôt proche de l’ancien benjamin de l’équipe, confirme : « Il ne faut pas être un fin connaisseu­r pour voir qu’il lui fait subir une période de bizutage, il lui prend les sujets budget et il lui refile la patate chaude pendant les auditions, c’est normal, comme quand vous donnez le sale boulot au stagiaire… » Un royaume ne peut compter qu’un seul roi.

Le garant du « quoi qu’il en coûte » durant la crise du Covid et la guerre en Ukraine, vu comme celui qui a débloqué des milliards pour les Français, reprend petit à petit son rôle de père Tape-Dur sur le sérieux budgétaire. Comme on nous le fait remarquer à l’autre bout d’un combiné ministérie­l, si l’ancien déçu de 2017 veut prendre sa revanche à la fin de ce quinquenna­t, il lui faut tenir les deux cordons de la bourse. Au demeurant, personne n’est dupe autour de lui : si Bruno Le Maire est aussi en vue, c’est qu’il se prépare à prendre la suite d’Emmanuel Macron. « Comme il a voulu être président de la République, il y aura toujours la suspicion qu’il en fait trop, ou qu’il n’en fait pas assez ! » a-t-on l’habitude de répliquer dans son équipe.

Mais le ministre de l’Economie le disait lui-même, à demi-mot, en petit comité : « Nous sommes à la tête d’un bloc, il faudra quelqu’un pour le faire vivre. Ça peut être Edouard, ça peut être Gérald, ça peut être moi… » Et il se trouve que Philippe, avec lequel il eut des différends, notamment sur la première mouture de la réforme des retraites – et ça, les philippist­es ne se privent pas de le rappeler –, a sonné très tôt le début de la course. Leur stratégie est opposée : alors que l’ex-locataire de Matignon court à l’extérieur, le recordman de longévité à Bercy se veut l’homme de la synthèse dans le peloton Renaissanc­e. « C’est une erreur de sa part, le parti d’Edouard n’a pas plus d’espace politique que Les Républicai­ns aujourd’hui », confiait-il à un ami. Un oeil rivé sur Philippe, un autre sur Gérald Darmanin, Le Maire a les épaules pour tenir la longueur. Et ceux qui s’agacent, estiment qu’il prend trop de place devront s’habituer à le voir dans leur couloir. ✸

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