L'Express (France)

Le long exil des réfugiés ukrainiens en France

Six mois après avoir fui l’invasion russe en Ukraine, des anciens habitants d’Odessa ou de Kiev racontent leur quotidien en France.

- PAR CÉLINE DELBECQUE ET VALENTINE DURAND

Le flou est sur toutes les lèvres : « Le pire, c’est de ne pas savoir où on sera dans trois mois »

Agenouillé sur le sol, Ruslan joue timidement avec un camion miniature. De temps à autre, il lève ses grands yeux verts pour observer les convives qui discutent autour de lui en français – langue qu’il ne comprend pas encore. A 3 ans, le petit garçon sait bien que ce nouveau quotidien n’a plus rien de « normal ». « Dernièreme­nt, il pose beaucoup de questions, il se demande pourquoi on ne rentre pas chez nous. C’est très difficile », confie sa mère, Olena. « Chez nous », c’est Odessa. Cela fait déjà cinq mois que cette jeune professeur­e de danse a quitté à la hâte cette ville du sud de l’Ukraine pour s’installer avec son époux, sa mère et Ruslan dans une résidence-hôtel de Magny-les-Hameaux (Yvelines). Et c’est dans un hôpital du départemen­t, loin des bombardeme­nts russes et des blessés de guerre, qu’elle a donné naissance à Melissa, sa petite fille de deux mois.

Depuis, son quotidien est fait de petites victoires et de longues attentes. Accompagné­e par l’associatio­n Aurore, qui lutte contre la précarité et l’exclusion des publics fragiles, Olena a rapidement obtenu une autorisati­on provisoire de séjour de six mois renouvelab­les. Ce statut, accordé par la préfecture, lui permet notamment de recevoir une allocation pour demandeurs d’asile (ADA), de se loger, d’accéder aux soins, ou encore de travailler. « Tout s’est fait de manière très fluide, c’est assez exceptionn­el. Les réfugiés ukrainiens ont obtenu des rendez-vous en préfecture en quinze jours, contre plusieurs mois d’habitude », souligne Madeleine Bata, directrice d’activité pour l’associatio­n Aurore dans les Yvelines. Mais pendant que son mari suit ses premiers cours de français, les journées d’Olena sont surtout rythmées par les siestes de Melissa, les balades en pleine nature pour tenter de calmer Ruslan et les appels vers l’Ukraine pour prendre des nouvelles de ses proches : « On n’arrive pas vraiment à se projeter au-delà. Ruslan va rentrer à l’école française en septembre… Puis on verra. »

A Magny-les-Hameaux, où 120 réfugiés ukrainiens se croisent depuis le 10 mars, le flou des semaines à venir est sur toutes les lèvres. « Le pire, c’est de ne pas savoir où on sera dans trois mois », lâche Anton, fatigué. Dans les couloirs de l’hôtel, ce quadragéna­ire originaire de

Kiev a croisé toutes sortes de profils : certains de ses compatriot­es sont depuis repartis en Ukraine, tandis que d’autres s’installent après avoir vécu quelques mois chez l’habitant en France. « Il y a des familles accueillan­tes qui partent en vacances, qui se rendent compte de la lourdeur d’un tel hébergemen­t. On a donc de plus en plus de réfugiés qui se retrouvent à la rue », regrette Madeleine Bata. Anton, lui, ne sait pas encore combien de temps il restera dans ce coin de campagne francilien­ne dont il peine à prononcer le nom.

Analyste pour une société d’informatiq­ue à Kiev, le père de famille a néanmoins conscience de sa chance : contrairem­ent à d’autres, il a la possibilit­é de continuer ses missions en télétravai­l. Et, comme près de 98 000 réfugiés ukrainiens à la fin du mois de juillet, il bénéficie également d’une ADA, qui lui a permis de scolariser ses enfants en France quelques mois avant l’été. « Ce n’est pas le cas de

toutes les personnes que nous accueillon­s ici », relève Bathily Haby, coordinatr­ice du centre d’hébergemen­t d’urgence de Magny-les-Hameaux, en citant les cas de Macinissa ou Abdou – deux étrangers qui vivaient à Kiev sans disposer de la nationalit­é ukrainienn­e. « Ce sont les oubliés du système », regrette-t-elle.

Partout dans l’Hexagone, des milliers d’autres réfugiés ukrainiens, majoritair­ement logés chez l’habitant ou chez des proches, tentent de s’habituer à leur nouvelle vie. C’est le cas de Natasha et Oleg, hébergés depuis plusieurs mois par Eliza Burnham, une interprète franco-américaine qu’ils ont connue via leur réseau. Assis à la table d’un café du XIIe arrondisse­ment de Paris, le couple semble habiter la capitale depuis toujours. Pourtant, la gravité de leurs regards les trahit lorsqu’ils évoquent les souvenirs de ces derniers mois. La fuite de Kiev avec la grand-mère, les deux enfants et les chiens, l’Europe traversée à la hâte, les postes de télévision et leur flot de mauvaises nouvelles déversées en continu, la surenchère de Vladimir Poutine… Puis, enfin, la tenue jaune et bleue qu’Eliza arborait sur le quai de la gare de l’Est avant de les accueillir dans sa belle maison des Yvelines.

Oleg et Natasha ne regrettent aujourd’hui qu’une chose : tout va « presque trop bien » au regard des images de chaos venues de l’Est. Leurs deux enfants ont immédiatem­ent été scolarisés et partiront bientôt en vacances dans la Drôme avec Eliza et leur grand-mère. Bogdan, l’aîné de 14 ans, a même réussi une audition pour intégrer le conservato­ire de Cergy après avoir été repéré par son professeur de musique au collège. Oleg, lui, continue de chercher un travail : producteur pour une chaîne de télévision en Ukraine, il a vu son fonds de commerce disparaîtr­e avec le début de la guerre. Retrouver un tel poste en France est difficile – malgré quelques entretiens et des dizaines de coups de fil, il devra bientôt s’inscrire à Pôle emploi, tout en continuant de suivre huit heures de cours de français par semaine.

« Le travail, c’est ce qui me stabilise », avoue de son côté Elena, arrivée en France le 10 mars après avoir traversé seule la moitié de l’Europe. A 41 ans, cette photograph­e se raccroche à son métier pour ne pas sombrer. « J’avais une vie bien remplie, j’étais épanouie. Et il a fallu tout quitter », raconte-t-elle, émue. Bientôt, les portraits des habitants qu’elle côtoie au quotidien seront exposés par la ville de Poissy, où elle vit dans un appartemen­t prêté par un metteur en scène français. Accompagné­e par l’associatio­n Aide médicale et caritative France-Ukraine, spécialisé­e dans l’envoi de matériel médical, Elena s’est également engagée pour apporter son aide aux blessés de guerre. « Je prépare des trousses de premier secours qui seront ensuite envoyées en Ukraine pour soigner les population­s civiles. Mon petit frère de 26 ans est militaire dans le Donbass, je sais que ça peut faire toute la différence. » Surtout, cette activité lui permet de rester en lien avec d’autres Ukrainiens hébergés en France – même si certaines de ses compatriot­es ont déjà prévu de repartir.

« Ma décision est prise, je n’ai pas peur », annonce ainsi Anna, logée chez sa fille à Marne-la-Vallée. Pour cette paysagiste de 56 ans, le traumatism­e de la guerre n’est jamais loin. Durant la parade militaire du 14 juillet, alors que les avions de chasse de la patrouille nationale striaient le ciel, elle s’est jetée sous la table, terrifiée. Leur son lui rappelait trop les bombardeme­nts de Kiev. Les traits tirés, elle raconte le sentiment de « culpabilit­é étouffant » qui l’oppresse, comme ce jour où elle a eu l’occasion de visiter le musée des impression­nismes Giverny. Ravie, elle s’est empressée d’envoyer une vidéo des Nymphéas de Monet à une amie restée en Ukraine. « C’était son rêve le plus cher, de les voir en vrai. Mais le jour même où j’observais tranquille­ment ces tableaux, son village a été bombardé par sept missiles russes. » Pour Anna, cette sensation de « trahison » n’est plus acceptable. Dans quelques jours, elle reprendra le car qui, en quarante-huit heures, devrait l’amener à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. « Puis je prendrai le train, et je retrouvera­i Kiev. Je veux seulement rentrer chez moi. » ✸

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