Rozalia Tchoba
Quatre-vingts ans de résistance
Comme un réflexe pavlovien, au premier jour de l’invasion russe, Rozalia Tchoba s’est demandé : « Les Allemands sont-ils en train de revenir ? » Dans sa maison du village de Solonka, près de Lviv, où cohabitent plusieurs générations, la presque centenaire, foulard noué sur la tête, raconte. En 1941, elle a à peine 18 ans quand les nazis envahissent sa région de l’ouest de l’Ukraine, la Galicie, ancienne contrée polonaise absorbée par l’URSS deux ans plus tôt. La jeune Ukrainienne est alors envoyée aux travaux forcés en Allemagne. Elle ne retrouvera son village qu’en 1945. Une « libération » par l’Armée rouge qui n’en est pas une, dans ce bastion du nationalisme ukrainien. Une nouvelle oppression commence.
Rozalia, alors femme de ménage, bascule avec sa famille dans la clandestinité. Leur petite maison devient un refuge pour résistants de l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). La police politique soviétique y fait plusieurs descentes. Trois partisans y laissent la vie. En 1947, le couperet tombe pour Rozalia, arrêtée à son tour. Mais même sous la torture, pas question de livrer les noms des insurgés. Ses activités souterraines lui valent une condamnation à dix ans de camps en Russie. Une décennie de travaux forcés, à construire des chemins de fer dans le froid sibérien, à vivre de deux louches de soupe de pommes de terre et 300 grammes de pain par jour. « Plusieurs fois, j’ai cru que j’allais mourir d’épuisement, mais je me relevais et je continuais à travailler », se souvient la grand-mère, soixante-quinze ans plus tard. Dans ses mains tremblantes, des souvenirs de l’époque : quelques photos prises au goulag et son acte d’accusation. En 1957, Rozalia sera libérée, comme de nombreux autres prisonniers politiques, à la faveur de la déstalinisation.
A 99 ans, cette frêle mamie fait partie des rares survivants d’une autre époque. Depuis la révolution proeuropéenne de Maïdan, en 2014, leurs témoignages sont recueillis pour documenter la mémoire ukrainienne, après des années de silence sous le joug soviétique. Le drapeau rouge et noir et les chants du maquis sont désormais repris contre l’oppresseur russe. Reste la face sombre de cette résistance – les massacres de juifs et de Polonais commis par l’UPA et sa courte collaboration avec les nazis dans l’espoir d’une indépendance.
De sa petite voix, Rozalia peine à raconter sa vie, miroir des malheurs de l’Ukraine. Mais lorsqu’elle parle de l’invasion en cours, la petite dame se sert de son déambulateur comme d’une tribune pour interpeller Vladimir Poutine. « Laisse les gens vivre, pas seulement l’Ukraine mais toute l’Europe car tout le monde va souffrir [NDLR, de cette guerre], que tes tanks fassent marche arrière », lance Rozalia, qui rêve que les Ukrainiens puissent vivre « libres et en paix ». Elle s’est battue pour cela toute sa vie. ✸