L'Express (France)

Serhiy Jadan

Une rock star pour le moral de Kharkiv

- C. M. (KHARKIV)

Les missiles fusent dans le crépuscule écarlate, en ce soir de mai. Serhiy Jadan nous entraîne dans un vieux salon de beauté décrépi caché au fond d’une cour, dont les fenêtres sont obstruées par des matelas. Le public – des amis de plus ou moins longue date – est entassé dans les moindres recoins de la pièce pour écouter les chanteurs qui se succèdent, passant du rire aux larmes. « La guerre, c’est un moment où il est important de conserver ce qui nous rend humain », glisse la rock star avant de trinquer avec les musiciens. L’un d’eux, Edik, accompagne à la guitare des ballades en russe. En décembre, il est retourné à Kharkiv, à 40 kilomètres de la frontière, après deux décennies passées à Saint-Pétersbour­g. « Les Russes disent qu’ils viennent protéger la population russophone… mais de qui ? » questionne Serhiy Jadan.

Depuis plus de vingt ans, ce célèbre artiste a publié une douzaine de recueils de poésie et sept romans primés et traduits à l’étranger, ainsi que plusieurs albums avec son groupe de ska punk Jadan i Sobaki (« Jadan et les chiens »). Mais depuis février, il n’écrit plus de poèmes. Plus le temps. Parfois, il griffonne quelques couplets qui racontent la peur du ciel et les heures passées dans les sous-sols. « La furie de l’hiver et le dégel de mars/ Cet ancien besoin de rester humain/Nous nous souviendro­ns de cela pour toujours/ Nous devons continuer à vivre comme ce pays », chante-t-il dans Diti (« Les enfants »). Malgré les destructio­ns à perte de vue, l’artiste de 48 ans demeure fidèle à Kharkiv, sa cité d’adoption, pilonnée par l’artillerie russe. Concerts dans des hôpitaux, dans le métro ou les bases militaires, livraison d’aide humanitair­e, parfois sous les tirs : Serhiy Jadan vit comme un soldat, avec pour seul uniforme une veste en cuir noir et une coiffure de rockeur.

En 2014, déjà, pendant la révolution de Maïdan, cet activiste luttait à corps perdu pour empêcher la seconde ville d’Ukraine de tomber aux mains des Russes. Sur la place de la Liberté, en face de l’une des plus hautes statues de Lénine au monde, il s’est battu jusqu’au sang pour empêcher les partisans de Moscou de prendre le siège de l’administra­tion régionale. Ces derniers voulaient l’obliger à embrasser le drapeau russe. Il leur a répondu « d’aller se faire foutre ». Sur la place de la liberté, Lénine n’est plus : les manifestan­ts l’ont déboulonné en 2014. Le bâtiment de l’administra­tion régionale a disparu aussi, éventré par des missiles russes en mars dernier.

Il y a huit ans, Kharkiv accueillai­t les exilés du Donbass industriel et meurtri, dont Serhiy Jadan se fait la voix dans ses romans déjantés. Aujourd’hui, sous les coups de boutoir du voisin russe, la citérefuge se vide à son tour, comme le regard du poète lorsqu’il parle de Starobilsk, sa ville d’origine occupée depuis six mois, dans la région de Louhansk. Au fil de son oeuvre, Serhiy Jadan a toujours questionné l’identité de l’est du pays, étroitemen­t lié à la culture russe, mais résolument ukrainien. Dans un poème de 2019, il décrit l’enterremen­t hivernal d’un soldat, mort dans une guerre inconnue et qui ne savait plus pour qui ou pour quoi il se battait. Après les atrocités de Boutcha et de Marioupol, les Ukrainiens, eux, « n’ont aucun doute », affirme l’écrivain. ✸

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