A New York, le « Village ukrainien » se mobilise
Solidement implantée à Manhattan, la diaspora a essaimé jusqu’au Congrès de Washington. Des expatriés de plus en plus influents.
Les portes battantes de la cuisine s’ouvrent comme au saloon. Apparaît la silhouette filiforme de Vitalii Desiatchenko, le manager du restaurant qui revient en salle. Son regard bleu délavé, ses cernes de fatigue et son visage émacié se remarquent tout de suite. « J’ai perdu 5 kilos depuis le début de la guerre », dit le trentenaire, qui était pourtant loin d’être en surpoids avant le 24 février. Il se souvient du premier jour du conflit. « Lorsque les Russes ont attaqué, nous étions sonnés, incrédules. Depuis, nous vivons dans un stress permanent. Pour le staff, c’est compliqué : notre corps est ici, en salle, avec les clients, mais notre esprit est là-bas, en Ukraine, où nos familles et amis vivent sous les bombes. » Vitalii téléphone à Kiev trois fois par jour en jonglant avec le décalage horaire. « Mes parents et ma grand-mère de 83 ans m’ont dit qu’ils ne partiraient jamais, sauf si la Russie gagne, ce qui n’est pas envisageable », dit le gérant du bistrot Veselka, qui vit à New York depuis quelques années.
Dans l’East Village, non loin de Chinatown et de Little Italy, Veselka (« arcen-ciel », en ukrainien) est ce que l’on appelle une institution. Sans prétention et abordable, l’établissement existe depuis 1954. D’abord simple kiosque à sandwichs et à soupes installé sur un trottoir, l’adresse, ouverte vingt-quatre heures sur vingtquatre, rencontre vite le succès. Soixante-huit ans plus tard, elle conserve son menu (bortsch, pierogi, schnitzel, boeuf Stroganoff ), ses horaires et son aura. « Dans les années 1980, se souvient Arthur Zegelbone, un New-Yorkais arty, le quartier était plutôt déglingué… Vers 2, 3 heures du matin, lorsque nous étions ivres, le bortsch du Veselka nous semblait exquis, surtout en hiver », ajoute-t-il, un brin nostalgique. Bistrot légendaire, l’endroit est aussi le point d’ancrage de la communauté ukrainienne, très présente à Manhattan, notamment dans ce secteur de l’East Village surnommé « Ukrainian Village ». Ici, le 24 février dernier, la mobilisation est immédiate. « Aussitôt la nouvelle de l’invasion connue, des dizaines d’expatriés se dirigent vers Times Square pour protester », raconte Dora Chomiak, la présidente de Razom (Ensemble), une ONG créée après l’annexion de la Crimée en 2014 pour soutenir la mère patrie. A minuit, il y avait déjà une centaine de personnes, et, le lendemain, d’autres manifestations étaient organisées, notamment devant le consulat de Russie. ». Au petit matin, des centaines de drapeaux jaune et bleu pavoisent déjà les immeubles en briques du « Village ukrainien ». Ils y sont toujours.
« La réaction du quartier a été extraordinaire », reprend Vitalii, le manager du Veselka. « Les gens passaient prendre de nos nouvelles et proposer leur aide. » Dès le 25 février, le maire de New York et la gouverneure de l’Etat débarquent au restaurant pour exprimer leur solidarité. Des collectes s’organisent : casques militaires, lunettes de vision nocturne, boîtes de conserve, médicaments, dentifrice, couches pour bébé ou encore pinceaux et peinture pour les artistes… Les dons affluent de partout. Les églises du quartier se transforment en centres de tri. Veselka lance son initiative « Un bortsch pour
l’Ukraine » en soutien à la résistance. Des volontaires arrivent des quatre coins de New York. Certains – « j’en connais au moins trois », témoigne Vitalii – partent s’enrôler dans l’armée ukrainienne.
Un voyage parfois sans retour. « Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui a été tué sous un bombardement ou au combat », dit Oksana, une cliente du Veselka originaire de Kherson, où son cousin est mort sur le front. « Chacun fait selon ses moyens, mais personne ne reste les bras croisés », complète avec fierté la trentenaire Tanya Shir, une graphiste qui a créé des tee-shirts aux couleurs nationales pour les vendre et financer l’achat de garrots et d’anticoagulants.
« Notre atout, c’est que nous sommes configurés pour soutenir notre pays depuis 2014 », reprend Dora Chomiak, la présidente de Razom, qui s’appuie sur 45 travailleurs permanents et plus de 100 000 donateurs à travers l’Amérique du Nord, lesquels ont déjà financé pour 39 millions de dollars de matériel médical. « Il nous a suffi d’appuyer sur un bouton pour nous mettre en ordre de marche », se félicite-t-elle avant de rappeler que son ONG avait un illustre prédécesseur, l’Ukrainian National Association, fondée en 1894 en Pennsylvanie.
Car l’histoire des Ukrainiens du Nouveau Monde remonte à la fin du xixe siècle, lorsque les premiers migrants s’installent dans les cités minières de cet Etat de la côte Est dont on perçoit l’atmosphère dans Voyage au bout de l’enfer (un film culte de 1978, réalisé par Michael
De Leonardo DiCaprio à Stan Getz, moult célébrités américaines ont des aïeux ukrainiens
Cimino, avec Robert De Niro et Meryl Streep) qui met en scène des UkrainoAméricains. La révolution russe apporte une deuxième vague de migrants, suivie d’une troisième après la Seconde Guerre mondiale. Mais l’afflux le plus important date de l’éclatement de l’Union soviétique et l’indépendance de l’Ukraine, en 1991. Plus récemment, la communauté s’est enrichie d’une cinquième vague : des geeks recrutés par Alphabet (Google), Meta (Facebook, Instagram), Apple ou encore Microsoft. Avec plus de 1 million d’Ukraino-Américains, la diaspora représente 0,3 % de la population. C’est un peu moins que celle du Canada qui, avec 1,4 million de personnes, représente plus de 5 % des habitants, avec des records à 7 % dans les villes de Vancouver ou Edmonton.
Nombre de célébrités américaines ont des aïeux originaires de Kiev, Lviv ou Odessa. Parmi elles : Leonardo DiCaprio, Dustin Hoffman, Bob Dylan, le cofondateur de PayPal Max Levchin, feu la juge de la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg ou encore les regrettés jazzmans Stan Getz et Bill Evans. Les Ukraino-Américains sont même représentés au Congrès depuis l’élection de Victoria Spartz, voilà deux ans. Née en 1978 dans les environs de Kiev, cette énergique quadra blonde a d’abord été députée dans l’Indiana avant d’être élue à la Chambre des représentants. Depuis l’invasion de son pays, la voici médiatisée.
« La vérité, c’est qu’auparavant je n’étais guère portée sur l’international », admet cette républicaine. « Mais, ayant grandi dans un pays sous domination soviétique, j’ai l’avantage de comprendre les mentalités locales », ajoute l’élue au débit de mitraillette qui reçoit à son bureau, dans une annexe du Capitole. « Incroyable, s’étonne-t-elle, comme les Ukrainiens ont évolué depuis mon départ voilà vingt ans ! La raison ? Ils se battent depuis trois décennies pour la liberté, contre l’emprise russe mais aussi contre la corruption de leurs propres dirigeants. Au bout du compte, leur aspiration à la démocratie est tellement forte qu’ils ont basculé à l’Ouest pour toujours. »
Installée devant l’entrée de l’Ukrainian East Village Restaurant, une autre enseigne historique, juste à côté de Veselka, où elle vend ses tee-shirts jaune et bleu, la graphiste Tanya Shir regarde sur son téléphone les nouvelles en provenance de la guerre. « Chaque jour des morts… », soupire-t-elle. Nourrit-elle une haine contre Vladimir Poutine ? Sa réponse, accompagnée d’un sourire triste, fuse : « Je ne peux même pas haïr les Russes, car, pour cela, il faudrait qu’ils aient une once d’humanité. Or leur comportement n’est même pas humain. On ne peut même pas les comparer à des animaux sauvages. Nous ne pouvons ni les haïr ni les comprendre. Nous pouvons seulement les combattre. » ✸