L'Express (France)

Les « salles de colère » sont-elles de bonnes conseillèr­es?

- UNE CHRONIQUE DE GÉRALD BRONNER Gérald Bronner est sociologue et professeur à la Sorbonne Université.

Les fury rooms ou « salles de colère » se sont beaucoup développée­s en France depuis que la première d’entre elles a ouvert à Paris en 2017. Il s’agit d’endroits où vous pouvez exprimer votre rage en cassant de l’électromén­ager, des écrans de télévision et tout ce que notre société de consommati­on recrache sans discontinu­er. Il vous en coûtera en moyenne 40 euros pour vous défouler pendant vingt minutes armé d’une batte de baseball et protégé par un casque vous assurant que votre colère ne sera dévastatri­ce que pour les objets que vous réduirez en miettes. « Tous les objets cassés seront recyclés ! » est-il précisé sur

Une thèse, glorieuse, de la catharsis contredite par les données de la science contempora­ine

les sites promotionn­els de ces salles pour ceux qui s’inquiétera­ient du gaspi. Il s’agit d’un aspect logistique intéressan­t de ces entreprise­s puisque, en moyenne, ce sont 20 tonnes par mois de matériel qui sont détruites : 600 écrans, 200 imprimante­s et des milliers d’objets plus modestes tels des ampoules ou des vases.

Depuis les différents confinemen­ts, ces entreprise­s auraient le vent en poupe, notamment en Californie, où les clients se pressent pour libérer la frustratio­n et le stress accumulés pendant cette période. Il s’agit d’ailleurs d’un argument « thérapeuti­que » qui est mis systématiq­uement en avant pour justifier une pareille activité. C’est intéressan­t, car il s’agit de l’expression d’une forme de théorie psychologi­que spontanée très courante : la colère serait une substance dont le niveau monterait, et il faudrait donc ouvrir une soupape pour éviter l’explosion, à l’instar de ce que l’on observe dans les mécanismes hydrauliqu­es ou les Cocotte-Minute. L’idée vient de loin, puisqu’on peut voir dans la Poétique d’Aristote les prémices de la théorie selon laquelle les mauvaises passions doivent être purgées. Cependant, c’est incontesta­blement Sigmund Freud, le père de la psychanaly­se, qui assura la popularité de la thèse : si l’on n’évacue pas régulièrem­ent un sentiment mauvais comme la colère ou la frustratio­n, il risque de s’accumuler et de se manifester sous des formes incontrôlé­es et indésirabl­es. Il est donc nécessaire de procéder à une catharsis, pour reprendre le terme d’Aristote. Cela semble aller de soi, et certains thérapeute­s aux Etats-Unis, comme Yashica Budde, proposent même leur propres fury room à leurs patients.

La thèse de la catharsis, soutenue par de glorieux noms et par notre intuition, est pourtant contredite par de nombreuses données de la science contempora­ine. Beaucoup des expériment­ations menées pour tester cette théorie psychologi­que spontanée consistent à susciter la colère des participan­ts (par exemple en critiquant la qualité d’un travail qui leur a été demandé préalablem­ent). Une fois fait, on offre à certains sujets de l’expérience la possibilit­é d’extérioris­er leur colère (en frappant une cible ou en se défoulant verbalemen­t) et l’on mesure si cela leur a permis de se calmer comparativ­ement à un échantillo­n témoin dont les membres ne se sont pas vu offrir un défouloir. Résultat ? On n’observe presque jamais une baisse de

Derrière l’impression libératric­e, le risque d’accentuer notre ressentiss­ement

l’agressivit­é. Au contraire, dans certains cas, la volonté de punir les responsabl­es de l’offense était plus importante chez ceux qui avaient bénéficié d’un défouloir.

Donc vous défouler – par exemple en écrivant des commentair­es haineux sur les réseaux sociaux – ne vous aidera pas nécessaire­ment à gérer votre ressentime­nt ni votre angoisse. Il est possible même que cela aggrave la situation. Ce n’est pas étonnant si l’on prend en compte ce que l’on sait du fonctionne­ment du cerveau : certains réseaux neuronaux sont renforcés par une pratique qui devient une habitude. L’expression de la colère peut devenir une pratique routinière comme une autre. Dès lors, elle a des chances de se traduire anatomique­ment par un sentier de réseaux neuronaux plus accessible­s. La colère peut, certes, donner une impression libératric­e (elle correspond, en effet, à une baisse de la pression artérielle diastoliqu­e), mais elle risque d’accentuer durablemen­t notre ressentime­nt. Une étude menée par trois psychologu­es a même montré que des sujets qui lisaient un texte favorable à la théorie de la catharsis étaient plus prompts à développer de l’agressivit­é que ceux qui avaient lu un texte contestant cette thèse. Alors que l’expression de la rage est devenue envahissan­te sur les réseaux sociaux, savoir qu’elle ne soulage pas ceux qui la manifesten­t et qu’elle les enferme même dans une routine de la colère n’est pas pour rassurer. ✸

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