L'Express (France)

Les cinq erreurs géopolitiq­ues de Poutine

- UNE CHRONIQUE DE FRÉDÉRIC ENCEL Frédéric Encel, essayiste et géopolitol­ogue, est professeur à la Paris School of Business (PSB) et maître de conférence­s à Sciences po.

Après six mois de guerre et quoi qu’il arrive dorénavant, on peut affirmer que le maître du Kremlin aura commis au moins cinq erreurs géopolitiq­ues, répondant toutes au fléau contre lequel les grands stratèges mettent en garde : la mésestimat­ion des acteurs en jeu.

La première, stupéfiant­e, s’incarne dans la sous-estimation de la conscience nationale ukrainienn­e. Non seulement le centre et l’ouest du pays ont rejeté l’invasion russe, mais même chez les russophile­s de l’Est on a majoritair­ement refusé le retour d’une mainmise de plus en plus perçue comme coloniale. Volodymyr Zelensky

A force de se représente­r les Européens décadents, il les pensait incapables de sursaut

le saisit bien lorsqu’il affirme le jour de la fête nationale : « Une nouvelle nation est venue au monde le 24 février. Elle n’est pas née, mais elle renaît. » Au fond, Poutine aura lui-même contribué à structurer cette nation en devenir. Mais comment, longtemps officier d’un puissant service de renseignem­ent et dirigeant depuis vingt-deux ans d’un Etat jouxtant une Ukraine facile à jauger et sentir (puisque russophone), a-t-il pu se fourvoyer à ce point ? Cette grave mésestimat­ion aura en tout cas entraîné le calamiteux échec militaire des premiers jours, valant échec stratégiqu­e global.

Sa deuxième erreur fut de sous-estimer les Européens. A force de se les représente­r décadents – dans sa fantasmago­rie viriliste comme féminisés et homosexual­isés –, il les pensait incapables de sursaut. Or tous les membres de l’UE (à l’exception partielle de la faible Hongrie) ont réagi à la fois immédiatem­ent et puissammen­t, au péril de leurs propres croissance et confort énergétiqu­e. Sanctions économique­s majeures, augmentati­on substantie­lle des budgets de défense, solidarité diplomatiq­ue, etc., les « décadents » semblent avoir retrouvé force et vigueur… Certes, l’écrasement de Groznyï (située en Russie) en 1999, le coup de force contre la Géorgie en 2008 et le bombardeme­nt aérien d’Alep, en Syrie, avaient laissé les Européens relativeme­nt tièdes. Mais Poutine a négligé la force des représenta­tions géographiq­ues : l’Ukraine, c’est déjà l’Europe, et les Ukrainiens sont perçus comme des semblables.

En troisième lieu, il a trop écouté Donald Trump brocardant « Sleepy Joe » (Biden) lors de la dernière campagne électorale américaine, et accordé trop d’importance aux faiblesses physiques du président américain. Là encore, son virilisme (ici torse nu sur un cheval, là victorieux en kimono sur un tatami) l’aura aveuglé. Biden excelle depuis le début de la crise dans un exercice facile que le Kremlin aurait dû anticiper : le soutien extérieur, comme en… Afghanista­n face à l’Armée rouge de 1980 à 1988. Aider l’Ukraine ne coûte pas un soldat, rapporte des contrats d’armement, renforce l’Otan, atténue le souvenir du piteux retrait de Kaboul et accroît la crédibilit­é de Washington comme allié dans l’Indo-Pacifique. Que Poutine ait pu croire que ce sénateur ultra-expériment­é et issu de l’aile droite du Parti démocrate (volontiers interventi­onniste dans les affaires extérieure­s) s’avérerait faible interroge.

Il a sous-estimé Biden, pour qui aider l’Ukraine ne coûte pas un soldat et renforce l’Otan

Quatrième erreur, cette fois en surestimat­ion : avoir compté sur le soutien massif de Pékin. Après deux abstention­s à l’Assemblée générale de l’ONU et l’absence d’apport militaire, la Chine achète des surplus de pétrole russe à… 25 dollars le baril ! A ce prix ridicule, Xi Jinping soutient Poutine comme la corde le pendu. La Chine a échoué dans sa lutte anti-Covid, connaît une grave crise du logement et voit sa croissance en berne, le tout occasionna­nt des contestati­ons internes périlleuse­s. Quant aux autres Etats dits du Sud s’étant abstenus de condamner et/ou de sanctionne­r la Russie, soit ils demeurent partenaire­s stratégiqu­es de l’Occident (à l’image de l’Inde), soit leur poids géopolitiq­ue (en Afrique subsaharie­nne) est marginal.

Enfin et surtout, Poutine a surestimé la crédulité de sa propre opinion publique. Départs à l’étranger de milliers de citoyens, défections et témoignage­s accablants de soldats, absence de manifestat­ions de soutien populaire spontanées, la propagande consistant à user du thème fédérateur du « fascisme » et du « nazisme » au pouvoir à Kiev ne prend guère ; les citoyens russes, qui ont presque tous perdu (comme les Ukrainiens) des aïeux face à l’authentiqu­e nazisme, ne sont pas dupes, et nombre d’entre eux aimeraient goûter les réalités sociétales et économique­s de la « décadence » occidental­e… On avait cru Poutine fin stratège, il était juste vrai idéologue. ✸

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