Les cinq erreurs géopolitiques de Poutine
Après six mois de guerre et quoi qu’il arrive dorénavant, on peut affirmer que le maître du Kremlin aura commis au moins cinq erreurs géopolitiques, répondant toutes au fléau contre lequel les grands stratèges mettent en garde : la mésestimation des acteurs en jeu.
La première, stupéfiante, s’incarne dans la sous-estimation de la conscience nationale ukrainienne. Non seulement le centre et l’ouest du pays ont rejeté l’invasion russe, mais même chez les russophiles de l’Est on a majoritairement refusé le retour d’une mainmise de plus en plus perçue comme coloniale. Volodymyr Zelensky
A force de se représenter les Européens décadents, il les pensait incapables de sursaut
le saisit bien lorsqu’il affirme le jour de la fête nationale : « Une nouvelle nation est venue au monde le 24 février. Elle n’est pas née, mais elle renaît. » Au fond, Poutine aura lui-même contribué à structurer cette nation en devenir. Mais comment, longtemps officier d’un puissant service de renseignement et dirigeant depuis vingt-deux ans d’un Etat jouxtant une Ukraine facile à jauger et sentir (puisque russophone), a-t-il pu se fourvoyer à ce point ? Cette grave mésestimation aura en tout cas entraîné le calamiteux échec militaire des premiers jours, valant échec stratégique global.
Sa deuxième erreur fut de sous-estimer les Européens. A force de se les représenter décadents – dans sa fantasmagorie viriliste comme féminisés et homosexualisés –, il les pensait incapables de sursaut. Or tous les membres de l’UE (à l’exception partielle de la faible Hongrie) ont réagi à la fois immédiatement et puissamment, au péril de leurs propres croissance et confort énergétique. Sanctions économiques majeures, augmentation substantielle des budgets de défense, solidarité diplomatique, etc., les « décadents » semblent avoir retrouvé force et vigueur… Certes, l’écrasement de Groznyï (située en Russie) en 1999, le coup de force contre la Géorgie en 2008 et le bombardement aérien d’Alep, en Syrie, avaient laissé les Européens relativement tièdes. Mais Poutine a négligé la force des représentations géographiques : l’Ukraine, c’est déjà l’Europe, et les Ukrainiens sont perçus comme des semblables.
En troisième lieu, il a trop écouté Donald Trump brocardant « Sleepy Joe » (Biden) lors de la dernière campagne électorale américaine, et accordé trop d’importance aux faiblesses physiques du président américain. Là encore, son virilisme (ici torse nu sur un cheval, là victorieux en kimono sur un tatami) l’aura aveuglé. Biden excelle depuis le début de la crise dans un exercice facile que le Kremlin aurait dû anticiper : le soutien extérieur, comme en… Afghanistan face à l’Armée rouge de 1980 à 1988. Aider l’Ukraine ne coûte pas un soldat, rapporte des contrats d’armement, renforce l’Otan, atténue le souvenir du piteux retrait de Kaboul et accroît la crédibilité de Washington comme allié dans l’Indo-Pacifique. Que Poutine ait pu croire que ce sénateur ultra-expérimenté et issu de l’aile droite du Parti démocrate (volontiers interventionniste dans les affaires extérieures) s’avérerait faible interroge.
Il a sous-estimé Biden, pour qui aider l’Ukraine ne coûte pas un soldat et renforce l’Otan
Quatrième erreur, cette fois en surestimation : avoir compté sur le soutien massif de Pékin. Après deux abstentions à l’Assemblée générale de l’ONU et l’absence d’apport militaire, la Chine achète des surplus de pétrole russe à… 25 dollars le baril ! A ce prix ridicule, Xi Jinping soutient Poutine comme la corde le pendu. La Chine a échoué dans sa lutte anti-Covid, connaît une grave crise du logement et voit sa croissance en berne, le tout occasionnant des contestations internes périlleuses. Quant aux autres Etats dits du Sud s’étant abstenus de condamner et/ou de sanctionner la Russie, soit ils demeurent partenaires stratégiques de l’Occident (à l’image de l’Inde), soit leur poids géopolitique (en Afrique subsaharienne) est marginal.
Enfin et surtout, Poutine a surestimé la crédulité de sa propre opinion publique. Départs à l’étranger de milliers de citoyens, défections et témoignages accablants de soldats, absence de manifestations de soutien populaire spontanées, la propagande consistant à user du thème fédérateur du « fascisme » et du « nazisme » au pouvoir à Kiev ne prend guère ; les citoyens russes, qui ont presque tous perdu (comme les Ukrainiens) des aïeux face à l’authentique nazisme, ne sont pas dupes, et nombre d’entre eux aimeraient goûter les réalités sociétales et économiques de la « décadence » occidentale… On avait cru Poutine fin stratège, il était juste vrai idéologue. ✸
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