L'Express (France)

Chirurgie plastique : un eldorado pour charlatans

Dans le pays andin, la discipline est en plein boom. Mais les médecins peu scrupuleux y prolifèren­t. Et les accidents se multiplien­t.

- PAR WILLIAM GAZEAU (BOGOTA)

orena Beltran est tirée d’affaire mais les jolis traits de son visage se durcissent lorsqu’elle évoque son opération. En 2015, sa poitrine fait souffrir son dos. Alors âgée de 20 ans, l’étudiante aux longs cheveux noirs se résout à procéder à une réduction mammaire dans une clinique du nord de Bogota. Après coup, Francisco Sales Puccini, son chirurgien, lui répète que « tout est normal ». Cependant, le résultat est catastroph­ique. « J’avais un sein plus gros que l’autre, mes points de suture étaient très écartés les uns des autres et ma cicatrice ne se refermait pas », se souvient la jeune femme, aujourd’hui responsabl­e de la communicat­ion d’une université de la capitale. Rapidement, elle découvre que son « spécialist­e » n’a suivi que trente jours de formation au Brésil, alors que le cursus normal en Colombie comprend cinq années de médecine générale et quatre de spécialisa­tion. Depuis ce drame intime, elle milite contre les charlatans, conseille les victimes d’opérations ratées et s’impose dans le débat public comme l’une des meilleures connaisseu­ses du sujet.

En Colombie, où plus de 200 000 actes de chirurgie esthétique sont pratiqués par an, il s’agit d’un véritable phénomène de société. Après le Brésil (1,3 million d’actes), le Mexique (456000) et l’Argentine (284 000), le pays est le quatrième marché

Ld’Amérique latine – les deux opérations les plus communes sont les mammoplast­ies et les liposuccio­ns. « Dans cette partie du monde, la chirurgie plastique s’est d’abord développée au Brésil grâce aux travaux du célèbre chirurgien Ivo Pitanguy – décédé en 2016 –, relate son confrère Herley Aguirre Serrano, qui a étudié l’histoire de la spécialité. Elle est ensuite devenue populaire au Venezuela, connue pour ses reines de beauté, avant de se démocratis­er en Colombie à partir des années 1990. » Sur ces terres andines, environ 20 % de la clientèle vient d’ailleurs. « Nos patients étrangers arrivent des Etats-Unis, des Caraïbes et même d’Europe », indique Pablo Gutierrez, à Bogota, où il dirige la clinique Depiel. « Cette clientèle est attirée par la qualité des chirurgien­s mais aussi par les prix attractifs, pointe l’entreprene­ur. Ici, une mammoplast­ie coûte 4 000 dollars, deux fois moins qu’aux Etats-Unis. »

Hélas, Lorena Beltran n’est pas la seule victime d’un praticien sans scrupule, loin de là. Ces dernières années, les accidents médicaux se multiplien­t dans ce pays latino de 50 millions d’habitants. Le dernier rapport de l’Institut de médecine légale, qui remonte à 2016, indiquait que la mortalité due à des actes de chirurgie esthétique avait augmenté de 130 % en un an, soit 30 décès contre 13 l’année précédente. En janvier dernier, Arelis Cabeza, une jolie ingénieure de 38 ans qui souhaitait encore améliorer son apparence, décède quelques heures après l’interventi­on du très controvers­é Dr Yesid Martinez, à Bogota. Elle laisse derrière elle un garçon de 9 ans. Plus récemment, en avril, une quadra américaine en surpoids, qui désirait réduire son estomac pour retrouver la ligne, meurt des suites d’une interventi­on pratiquée par le Dr Carlos Sales Puccini… lequel n’est autre que le frère de Francisco – le « boucher » cité plus haut. Autre exemple, deux patientes ont perdu la vie six mois après être passées entre les mains du Dr Giovanni Cortes qui exerce à Cali et compte près de 100 000 followers sur Instagram. Lui qui affirme s’être formé au Brésil est poursuivi en justice par 27 femmes panaméenne­s. Elles l’accusent de falsificat­ion de documents. « Son diplôme n’a jamais été validé par les autorités brésilienn­es, mais a été homologué en Colombie : comment une telle chose est-elle possible ? » s’indigne leur avocate Wyznick Ortega, jointe par téléphone.

Les aberration­s de ce genre ne sont pas exceptionn­elles. Car le marché, en expansion, attire les escrocs. « On trouve parmi eux des médecins généralist­es mais aussi des coiffeurs et des chefs cuisiniers ! » alerte Lorena Beltran. Depuis 2015, elle a recensé 400 opérations ratées. Aujourd’hui, une quarantain­e de médecins font l’objet d’un signalemen­t, dont 17 sont poursuivis par la justice. En janvier dernier, un institut de beauté à Ibagué (ouest de Bogota) a fait l’objet d’une fermeture administra­tive. La raison ? L’un de ses

chirurgien­s était en fait… un garagiste ! Le mécanicien avait troqué ses clefs anglaises contre un bistouri et opérait sans la moindre autorisati­on.

Certains apprentis sorciers plus diplômés profitent, quant à eux, d’un vide juridique. « Il n’est pas formelleme­nt interdit pour un médecin non spécialist­e de chirurgie esthétique de proposer ce type de services », explique Luis de Voz, qui opère une clientèle huppée, au nord de Bogota. Cette zone grise ouvre la porte à des pratiques dangereuse­s : « Certains proposent des réductions tarifaires aux patients qui acceptent de subir plusieurs opérations simultanée­s. Or, on sait que cela augmente le risque de complicati­ons. »

Fragilisée­s psychologi­quement, des patientes se laissent séduire par de beaux discours. Et par Instagram où nombre de médecins publient des images rassurante­s, notamment des selfies postopérat­oires en compagnie de clientes qui témoignent de leur satisfacti­on. « Il est aisé pour les praticiens de supprimer les commentair­es négatifs et de se présenter sous un jour flatteur », met en garde Catalina Bejarano, 27 ans, une responsabl­e administra­tive qui a fait réduire la taille de ses seins voilà quelques années et envisage de repasser sur le billard. « Une de mes amies

Nombre de médecins font leur autopromot­ion sur le réseau social Instagram

a trouvé son chirurgien sur Instagram et elle est loin d’être la seule », déplore celle qui n’emploierai­t jamais une telle méthode pour faire son choix.

Pour les aigrefins, le réseau social est une vitrine idéale. Des influenceu­ses plantureus­es, aux lèvres rebondies, y véhiculent des canons de beauté qui alimentent l’imaginaire esthétique des patientes. « Beaucoup de jeunes femmes me montrent des photos de mannequins d’Instagram et me demandent de reproduire la même chose, reconnaît l’élégant médecin Luis de Voz. Or leurs demandes ne sont pas forcément réalistes », ajoutet-il. De son côté, Lorena Beltran confirme : « Beaucoup de femmes mesurent la compétence supposée d’un chirurgien au nombre de followers sur le réseau social ; il y a un énorme travail de prévention à accomplir et, aussi, de sensibilis­ation de la société. Car souvent, l’opprobre est jeté sur les patientes. Or il faut retourner l’accusation : nous ne sommes pas victimes de notre vanité mais de chirurgien­s incompéten­ts. »

Ces derniers sont rarement inquiétés. Lorsque des enquêtes sont ouvertes, ils font profil bas, puis réapparais­sent sous un autre statut. « Après quelques semaines, ils rouvrent un cabinet sous un autre nom, enrage l’activiste, qui détaille son calvaire. Ce drame m’a coûté de l’argent, des larmes, un suivi psychiatri­que et même, une tentative de suicide. » Son bourreau, lui, continue de sévir malgré une injonction de la justice lui intimant l’ordre de cesser toute activité en lien avec la chirurgie esthétique.

La Société colombienn­e de chirurgie plastique, esthétique et reconstruc­trice (SCCP, 900 membres) tente de faire le ménage. Le syndicat a mis en place un système de certificat­ion censé garantir la qualité des chirurgien­s. « Un comité vérifie la validité des diplômes des nouveaux praticiens, leur parcours profession­nel et leurs éventuelle­s participat­ions à des convention­s profession­nelles », détaille la présidente de la SCCP Maria Isabel Cadena.

Depuis sept ans, cinq propositio­ns de loi visant à encadrer la pratique ont été présentées devant le Congrès. Toutes se sont soldées par des échecs. « Un puissant lobby bloque les réformes et préconise le statu quo afin que rien ne vienne entraver le business », dénonce Oscar Ospina Quintero, un ex-député écologiste qui a défendu l’une des propositio­ns de loi. En attendant, la liste des victimes s’allonge semaine après semaine, sans que les autorités sanitaires s’emparent du problème. ✸

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Le marché, en expansion, attire les escrocs (ici, Brazil de Terry Gilliam, sorti en 1985).

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