L'Express (France)

Face à la mésinforma­tion, notre amnésie coupable

- UNE CHRONIQUE D’ALBERT MOUKHEIBER Albert Moukheiber est docteur en neuroscien­ces et psychologu­e clinicien.

Imaginez : vous êtes en train de lire un article sur un sujet que vous maîtrisez très bien. Mais petit à petit, vous comprenez que son contenu s’avère de piètre qualité : les statistiqu­es présentées sont fausses, l’histoire géopolitiq­ue du pays mal résumée, les effets de causalité inversés… Au fur et à mesure de votre lecture, vous êtes pris de colère face à la simplifica­tion du journalist­e et aux platitudes qui défilent devant vos yeux. Une fois l’article terminé, vous tournez la page – ou cliquez sur un autre lien Internet – et tombez sur un sujet que vous ne connaissez pas particuliè­rement bien. Subitement, tout change : vous

Ce concept s’avère pertinent dans un monde où l’on s’informe sur les réseaux sociaux

trouvez ce contenu très intéressan­t au point de le partager avec vos proches parce qu’il faut absolument qu’ils prennent connaissan­ce de ce texte.

Sans le savoir, vous êtes sans doute victime de l’amnésie de Gell-Mann. Pour l’anecdote, nous devons cette terminolog­ie au physicien devenu auteur et réalisateu­r à succès Michael Crichton. Mondialeme­nt connu pour son oeuvre Jurassic Park, l’écrivain américain a utilisé le nom de son ami physicien Murray Gell-Mann – lauréat du prix Nobel en 1969 – pour décrire un comporteme­nt qui nous concerne tous : une sorte d’incohérenc­e qui nous rend tour à tour suspicieux à l’égard de certaines sources d’informatio­n lorsqu’elles traitent d’un domaine que nous maîtrisons ; puis prêts à faire facilement confiance lorsque nous connaisson­s moins bien le sujet abordé.

Ce concept d’amnésie s’avère particuliè­rement pertinent aujourd’hui, dans un monde où la majorité d’entre nous s’informent sur les réseaux sociaux. Bien que l’on soit exposé quotidienn­ement à beaucoup d’articles de mauvaise qualité que l’on sait identifier, il suffit d’un clic pour remettre les compteurs à zéro et redonner confiance au lien qui suit, et cela s’applique aussi bien aux articles qu’aux vidéos qui deviennent de plus en plus présentes sur les plateforme­s avec des formats courts traitant parfois de sujets complexes.

Les formats éditoriali­stes ou les émissions des « toutologue­s », ces présentate­urs qui semblent maîtriser tous les sujets, n’arrangent rien à l’affaire. Sur les plateaux de certaines émissions, des personnes nous parlent à la fois de l’Ukraine, du télescope spatial James Webb, de la vaccinatio­n, de l’économie, de la physique quantique, sans oublier des performanc­es de Mbappé au PSG. Ces devins télévisuel­s se sont déjà énormément trompés dans leurs pronostics sur l’évolution de la pandémie, les résultats des élections ou l’impact du confinemen­t sur notre psyché. Malgré tout, ils continuent de s’exprimer et de faire beaucoup d’Audimat. Même si nous savons que sur certains sujets que nous maîtrisons, ils racontent n’importe quoi, il semblerait qu’on devienne amnésique dès qu’ils passent au sujet d’après. Et, cela joue à leur avantage, car au cours d’une même émission, ils peuvent couvrir une dizaine de thématique­s différente­s, certaines échappant donc à leur champ d’expertise.

Un biais de confirmati­on nous pousse à aller vers les informatio­ns qui valident nos croyances

Pour cette raison, Michael Crichton recommanda­it de ne pas regarder les chaînes d’informatio­n en continu. Adepte du « slow news », il préférait lire les formats longs écrits par des personnes couvrant leur domaine de compétence. Face à l’inflation d’informatio­ns de mauvaise qualité, on pourrait aussi conseiller de lire les nouvelles en décalé, avec une ou deux semaines de retard par exemple, pour avoir de la visibilité sur ce qui a été bien traité – ou non – et ce qui n’est plus important du tout. Il ne s’agit donc pas de tout rejeter en bloc.

On entend souvent dire qu’il y a une crise de confiance envers les médias. La réalité s’avère plus complexe. En effet, la défiance vient surtout du traitement politisé de certains sujets socio-scientifiq­ues. Dans ce cas, un biais de confirmati­on nous pousse à aller vers les informatio­ns qui valident nos croyances. Mais l’amnésie de Gell-Mann n’est jamais bien loin. On voit par exemple des personnes ne pas faire confiance aux « médias mainstream » sur leur traitement de la crise sanitaire et partager des articles de cette même source sur un sujet qui n’a rien à voir. Et quelque part, c’est tant mieux ! Notre relation aux médias s’avère paradoxale. N’oublions pas que leur rôle d’informatio­n se complexifi­e au fil des algorithme­s. Dans cet océan de nouvelles, la confiance reste un pilier important mais vacillant de cette tâche primordial­e au fonctionne­ment de notre société. ✸

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