L'Express (France)

« Poutine alterne le brûlant et le glacial »

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Vous avez rencontré Vladimir Poutine à de nombreuses reprises : comment traite-t-on avec un personnage pareil ? François Hollande Les yeux ouverts et la main ferme. Vladimir Poutine suscite la crainte, même s’il exerce une séduction étrange sur certains. Il sait jouer de l’une et de l’autre car sa stratégie est élaborée depuis longtemps. Son objectif ultime vise la reconstitu­tion de ce qu’a été autrefois l’Union soviétique. Il procède par étapes : chaque fois que les Etats-Unis ou l’Europe lui offrent un terrain qui peut être couvert par la Russie, il l’occupe. Nous l’avons vu en Syrie en 2013 ou en Ukraine dès 2014. En février dernier, peu de dirigeants avaient imaginé qu’il puisse envahir l’Ukraine et pourtant toutes les conditions étaient réunies pour qu’il le fasse. Nous devons dès lors adapter notre réponse à ses menées belliqueus­es, à sa volonté de mettre en cause les démocratie­s et d’élargir la zone d’influence de la Russie partout dans le monde.

Selon vous, 2012 constitue une année charnière dans le nouveau désordre internatio­nal…

Oui, c’est l’année où Vladimir Poutine est de retour à la présidence de la Russie, après cinq ans de semi-retrait, et où Xi Jinping prend la tête de la Chine. Ensemble, ils vont sceller une grande alliance décrite par les deux chefs d’Etat comme « éternelle, illimitée, totale ». Un bloc s’est donc formé en 2012. Il n’a cessé de se consolider depuis. Faut-il à notre tour en fabriquer un autre ? Tout dépendra de la volonté des Etats-Unis

de rester présents en Europe : les prochaines élections américaine­s nous éclaireron­t sur ce point. La vraie question, c’est de savoir si l’Europe elle-même est prête à se défendre. J’estime qu’elle ne peut plus rester dans l’état où elle se trouve, que ce soit sur les plans politique, énergétiqu­e, économique, et a fortiori militaire.

En mai 2015, vous aviez annulé les contrats des deux bâtiments Mistral vendus à la Russie. Un geste très critiqué dans la classe politique. Regrettezv­ous ce manque de soutien ?

Je n’ai pas pris cette décision sur un coup de tête, mais parce qu’il y avait un manquement très grave aux règles de droit internatio­nal. La Crimée venait d’être annexée et le Donbass occupé par les séparatist­es. Il était inconcevab­le pour la France de fournir à la Russie deux porte-hélicoptèr­es qui pouvaient être utilisés pour prolonger l’opération alors en cours. Imaginez, rétrospect­ivement, ce que ces bateaux auraient pu provoquer comme dommages humains dans le conflit actuel ! Mais étrangemen­t, plutôt que de recevoir un appui unanime de la classe politique, ma décision a suscité une levée de boucliers. Les LR parlèrent de « tâche sur la parole de la France », Jean-Luc Mélenchon alla jusqu’à évoquer une « trahison inacceptab­le » et Marine Le Pen une « vassalisat­ion », comme si nos liens avec la Russie devaient à leurs yeux l’emporter sur la solidarité à l’égard d’un pays agressé.

Le président Emmanuel Macron a-t-il eu raison de tenter de renouer le dialogue avec Vladimir Poutine ?

Quand il l’a invité à Versailles en mai 2017, puis au fort de Brégançon en septembre 2019, je ne m’en suis pas offusqué outre mesure : il était tout à fait logique de maintenir des relations entre nos deux pays. Moi-même, tout au long de mon mandat, j’ai parlé à Vladimir Poutine des heures, pour ne pas dire des nuits entières. Mon interrogat­ion est venue des mots utilisés par Emmanuel Macron à Brégançon, puis à la conférence des ambassadeu­rs qui a suivi, avançant l’idée d’une architectu­re de sécurité et de confiance entre l’Union européenne et la Russie et affirmant que l’Europe pouvait aller de Lisbonne jusqu’à Vladivosto­k. C’était une illusion ! Pour Poutine, cette visite était un moyen de gagner du temps et de brouiller les pistes.

Lors de vos rencontres avec Poutine, y a-t-il eu des choses qui vous avaient alerté ?

Les éléments personnels dans la diplomatie existent : il peut y avoir des égards, des sympathies, des attentions. Poutine en manifeste, mais l’instant de l’échange est au service d’un objectif de long terme. Il tente d’installer une relation presque physique avec son interlocut­eur et de multiplier les digression­s pour ne jamais aborder l’essentiel. Il alterne le chaud et le froid, ou plutôt le brûlant et le glacial. Il faudra bien à un moment lui reparler. Mais à partir d’un rapport de force. Il est militaire, d’où l’importance de l’aide que les Européens et les Américains apportent aux Ukrainiens. Il peut être économique : c’est le rôle des sanctions infligées à la Russie. Il doit être politique : en isolant la Russie au sein de la communauté internatio­nale. Poutine, de son côté, n’hésite pas à user de l’arme énergétiqu­e via la fourniture de gaz et même de l’incident nucléaire avec l’occupation de la centrale de Zaporijia. C’est pourquoi cette idée selon laquelle le fil du dialogue doit être à tout prix préservé me paraît inappropri­ée, tant que Poutine n’est pas dans l’obligation de reculer.

Vous diriez qu’Emmanuel Macron s’est fait duper par Poutine ?

C’est plutôt l’Europe dans son ensemble qui s’est fait endormir ! Beaucoup partageaie­nt cette vaticinati­on que par l’échange économique, la concertati­on politique ou l’intégratio­n de la Russie dans les grandes décisions du monde, la paix et la prospérité allaient mécaniquem­ent s’établir : c’était une vision irénique ! Emmanuel Macron a pensé de bonne foi qu’il était possible d’empêcher l’invasion de l’Ukraine. Mais quand le président russe, après avoir obtenu la mise sous tutelle des ex-république­s soviétique­s, c’est-à-dire de la Biélorussi­e, du Kazakhstan et de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdja­n, et placé 100 000 soldats sur la frontière, il n’y avait plus de doute sur ce qu’il allait faire : il n’y avait plus de place pour une médiation. Je veux croire qu’Emmanuel Macron en a tiré la conclusion qu’il ne sert à rien de discuter avec Poutine quand il n’y a pas d’issue possible au dialogue.

C’est le retour à la realpoliti­k…

Oui, basée sur la puissance. Ce n’est pas sur de bons principes ou sur le bon sens que la diplomatie peut parvenir à faire plier un interlocut­eur de la taille de la Russie qui adopte une posture agressive. Pour l’Europe, une telle révision va nécessiter des moyens militaires accrus. Pour les Etats-Unis, c’est une prise de conscience : je reviens dans mon livre sur un événement essentiel de cette décennie, quand, en août 2013, les Etats-Unis et le Royaume-Uni renoncent à punir Bachar el-Assad qui vient d’utiliser des armes chimiques contre ses opposants. Ce recul de Barack Obama, alors qu’il avait fait de cet acte une « ligne rouge », va avoir des conséquenc­es très graves en Syrie avec la montée de Daech et l’interventi­on russe, mais surtout il va convaincre Vladimir Poutine que l’Occident a désormais renoncé à utiliser la force. Et quand, quelques années plus tard, les Américains se retirent d’Afghanista­n, c’est un signal de confirmati­on.

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« Le déclasseme­nt de la France est une réalité », alerte l’ex-président.

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