« L’Union soviétique, avec un peu plus d’argent »
Dans le secteur pétrolier, il y a eu longtemps les « seigneurs » de l’exploration-production et les autres… Chez EDF, il y a le gros des troupes – « lignards », commerciaux, salariés des branches renouvelables ou hydrauliques -, et le corps d’élite du nucléaire. Un Etat dans l’Etat, avec ses codes et ses rites. Ses certitudes aussi. « En son sein, les ingénieurs et dirigeants d’EDF ont toujours pensé qu’ils étaient les seuls à comprendre les enjeux de la filière… Avec ceux du Commissariat à l’énergie atomique, peut-être, et encore… » C’est un acteur clef du paysage énergétique français qui le dit, et on peut lui faire confiance : il côtoie depuis des années ce monde fermé, « tellement amoureux de son outil industriel qu’il ne l’a pas vu vieillir ». Cet aveuglement devient un vrai souci lorsqu’il amène l’entreprise à nier l’évidence : en l’occurrence, les piètres performances de son parc nucléaire qui, on l’a vu, n’ont pas attendu les problèmes actuels de corrosion pour éclater au grand jour.
De l’aveu même d’un ancien haut dirigeant de l’entreprise, ce constat avait déjà été dressé au début des années 2000, et certains s’étaient même penchés sur les bonnes pratiques dans d’autres univers, comme l’aéronautique, pour tenter de redresser la barre. En vain. Deux décennies plus tard, le mal semble plus profond encore, et un ingénieur maison ne peut que constater, amer, une perte de compétences qui se lit dans le recul du fameux coefficient de disponibilité : « Il suffit de regarder les statistiques, grince-t-il. Nous sommes les derniers de la classe, et nous sommes incapables de nous remettre en question. »
Un travers qui se manifeste sur un autre terrain, celui de l’innovation. Alors que la planète entière phosphore et investit dans de nouvelles technologies, de petits modèles de réacteurs (SMR) incarnant peut-être l’avenir du nucléaire, alors qu’une multitude de start-up commencent à se positionner sur ces sujets stratégiques, les équipes d’EDF semblent une fois de plus privilégier une approche solitaire à l’efficacité douteuse : dans le meilleur des cas, ses ingénieurs ne pensent pas pouvoir accoucher d’une « preuve de concept » avant trois ans. Ce qui n’empêche pas la technologie de mûrir sous d’autres cieux. Les Américains et les Russes revendiquent déjà 17 projets de SMR chacun, et les clients potentiels se bousculent au portillon : les gros industriels de la chimie ou de l’acier, pour ne citer qu’eux, s’intéressent déjà de près à ces centrales miniatures capables de leur fournir un volume significatif d’énergie décarbonée… Qu’en sera-t-il quand EDF sera enfin prêt ? Le risque est « de proposer trop tard des projets pas forcément adaptés aux besoins du marché », prévient un industriel, qui rappelle au passage le retard pris, pour les mêmes raisons, dans le domaine des renouvelables…
Au plus haut niveau du groupe, il y a donc ce refus viscéral de voir la réalité en face, et, pour de nombreux observateurs, une forme d’arrogance amenant ses managers à considérer qu’EDF fait forcément mieux que les autres. Or « plus personne, aujourd’hui, ne le croit infaillible », tranche un familier de l’entreprise. « Il faut absolument ouvrir les portes et les fenêtres, conseille un dirigeant du secteur, qui enrage de voir l’électricien tricolore se refermer sur lui-même. Le premier chantier du futur patron d’EDF sera culturel, prédit-il. Il faut en finir avec ce monde endogamique qui formate les esprits, interdit le brassage des expériences et des talents. Tant qu’on ne s’y attaquera pas, il ne faut pas s’attendre à des miracles, car cet écosystème est très confortable. En dépit de ses frustrations, on n’en sort jamais vraiment… »
De fait, rien, en interne, n’encourage les parcours atypiques, les francs-tireurs
ou les lanceurs d’alerte. « La première chose que vous apprenez lorsque vous arrivez chez EDF, c’est qu’il vaut mieux éviter les coups et dire que tout va bien. Ça évite de prendre des balles perdues », témoigne un salarié qui a travaillé sur le chantier de l’EPR à Flamanville. Une confidence qui éclaire d’un jour nouveau les difficultés opérationnelles rencontrées par l’entreprise, tant sur ses nouvelles centrales que dans l’exploitation et la maintenance de ses vieux réacteurs : « C’est le sujet tabou par excellence, pointe une figure du paysage électrique : il y a chez EDF un problème énorme de performance au travail. Personne n’ose le dire, mais, sur le plan industriel, ce système fonctionnant en vase clos et la toute-puissance des syndicats font que, même quand ça déraille, quand une erreur manifeste a été faite, personne n’est jamais sanctionné. Encore moins viré. Alors on continue comme si de rien n’était. Les gens mentent, se mentent et finissent par croire à leurs mensonges… EDF, c’est l’Union soviétique, avec un peu plus d’argent… »