Internet : la nouvelle bataille navale
Dans les profondeurs marines, environ 450 câbles assurent le transport de 98 % du trafic Web. Une toile qui attise l’appétit des grandes puissances.
Il répond au doux nom de « paix » mais il suscite des disputes enflammées. L’immense câble Internet sous-marin Peace, long de 15 000 kilomètres, a été déroulé cet été sur un nouveau tronçon. Après avoir relié la France au Kenya en passant par l’Egypte, il a été tiré jusqu’au Pakistan à la faveur de la période estivale. Un chantier colossal qui a été « un cauchemar diplomatique », selon un bon connaisseur du secteur.
La Chine est en effet aux manettes de ce projet stratégique, et les Américains voient cela d’un très mauvais oeil. « Ils ont fait pression sur les pays y participant, notamment la France, pour leur faire faire machine arrière », confie l’expert. Sans succès. Même si la France et l’Union européenne utilisent majoritairement des services Internet américains et dépendent à plus de 80 % des câbles transatlantiques, elles ont refusé de tourner le dos à la Chine. Comme dit le dicton, mieux vaut ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier. L’affaire est toutefois révélatrice de l’âpre bataille que les grandes puissances se livrent dans les profondeurs marines. Traversant les océans Atlantique, Pacifique ou Indien, sur les tracés qu’empruntait autrefois le télégraphe, quelque 450 câbles sous-marins assurent désormais le transport de 98 % du trafic Internet mondial. « Les Etats ont compris qu’ils étaient un levier stratégique pour asseoir leur puissance technologique », analyse Julien Nocetti, chercheur associé de l’Institut français des relations internationales.
Le marché des câbles est pourtant moins glamour que celui des bouillonnantes start-up du Web, où grossissent les troupeaux de licornes. L’installation de ces infrastructures est en effet un Meccano
complexe. Il faut d’abord étudier à la loupe la topographie des fonds, afin d’éviter les zones rocheuses où ces câbles ultra-fins (3 à 4 centimètres de diamètre) s’usent plus vite. De robustes navires sont ensuite utilisés pour dérouler ces filins en traversant les océans.
En haute mer, les câbles sont simplement relâchés dans l’eau, mais dans les zones peu profondes où les bateaux circulent, ils doivent être enterrés. In fine, il faut bien compter trois à quatre mois de travail en mer pour la pose d’un câble transatlantique. Et ajouter le temps de construction des interconnexions terrestres dans chaque pays où le câble fait étape. Quant aux coûts, ils sont à la mesure de ces chantiers : colossaux. Rien que la pose d’un câble transcontinental se facture « plusieurs centaines de millions d’euros, sans compter les infrastructures terrestres », confie Didier Dillard, directeur général d’Orange Marine. Le jeu en vaut cependant la chandelle. Les câbles sous-marins, en tant que tels, ne rapportent certes pas de bénéfices mirobolants, « mais ils sont un puissant accélérateur de business », souligne un expert du secteur. Plus un Etat est relié à un grand nombre de zones, plus ses entreprises peuvent accéder à de nouveaux marchés et de nouveaux publics.
La Chine, par exemple, rêve de construire davantage de passerelles avec l’Afrique. Les géants américains du numérique, eux, y ont déjà bien avancé leurs pions. Meta (ex-Facebook) porte ainsi la construction de 2Africa, un immense câble de 37 000 kilomètres qui encercle tout le continent. Google, Meta et Microsoft dépensent aussi des fortunes pour renforcer leurs liens avec l’Europe et gagner d’autres régions (Chili, Malaisie, etc.). « On estime qu’ils investissent en moyenne plus d’un milliard de dollars chacun, par an, dans ce domaine », confie un professionnel du secteur. Car il n’est pas question ici que de business, mais aussi de sécurité. Couper un câble sous-marin n’a en effet rien de sorcier et cela peut mettre une pagaille monstre. Si les liaisons transcontinentales étaient toutes interrompues, les Européens ne pourraient plus accéder à 80 % des services Internet qu’ils utilisent. Les habitants des îles Tonga, de Somalie et d’Algérie, déjà touchés par ce type de black-out, ne le savent que trop.
En temps de paix, le risque qu’un acteur malveillant vienne s’attaquer à ces câbles est heureusement faible. « Il serait probablement vite identifié. Les marines mondiales sont très surveillées. Or un tel acte est un casus belli », rappelle Jean-Luc Vuillemin, directeur des services et réseaux internationaux d’Orange. Lancer une telle opération exposerait de ce fait le responsable à de sévères représailles. En temps de guerre, en revanche, « on sous-estime » le risque qui pèse sur les câbles, avertit cet expert du marché. Les infrastructures des télé communications font, en effet, presque toujours partie des premières visées en cas de conflit : rien de tel pour plonger les populations dans la panique et désorganiser la résistance. En août 2021, le Kremlin s’est d’ailleurs amusé à faire transpirer les Occidentaux en faisant suivre le tracé des câbles Celtic Norse et AEConnect1 par son navire espion
Ces cordons attisent aussi les tensions car ils peuvent servir à espionner un pays
Yantar… et en montrant que son mini sous-marin plongeait assez bas pour les toucher. Ces cordons attisent aussi les tensions car ils peuvent servir à espionner un pays – la puissante NSA américaine ne s’est d’ailleurs pas privée de le faire. Comme c’est aux jonctions terrestres que le risque de piratage est le plus élevé, choisir le tracé d’un câble et contrôler la liste des pays où il fait étape est un avantage précieux.
A l’avenir, les câbles sous-marins pourraient même encore gagner en importance. « Certains chercheurs, notamment dans la sphère militaire, tentent de les utiliser pour détecter des navires sousmarins passant à proximité », indique un professionnel du secteur câblier. De minuscules modifications de temps de transit des données peuvent en effet signifier que l’environnement autour du câble est perturbé. « Il ne s’agit pour l’heure que de recherches, mais s’ils y parviennent, cela changerait complètement la nature des câbles sous-marins : cela transformerait leur toile en réseau de détection géant », pointe l’expert.
Une raison de plus pour les grandes puissances de ne pas céder d’un pouce sur ce dossier. Depuis quelques années, Pékin se montre très offensif. « Les opérateurs télécoms détenus par l’Etat chinois ont beaucoup augmenté leurs investissements dans les câbles sous-marins. Sur la seule année 2021, trois d’entre eux avaient des parts dans 31 nouveaux câbles », pointe le think tank américain The Jamestown Foundation. Ces dernières années, son fleuron technologique, le géant Huawei, était en train de s’affirmer comme un « géant du câble », pointe Julien Nocetti. Cet appétit a cependant attiré l’attention des Américains, qui ont réagi en plaçant les entreprises chinoises du secteur sur liste noire. Non seulement aucun câble chinois n’a le droit d’atterrir aux EtatsUnis, mais les Américains « abandonnent aussi Hongkong et se repositionnent sur l’Indonésie et les Philippines », constate Jean-Luc Vuillemin. Les Etats-Unis opèrent en outre un actif lobbying contre l’empire du Milieu, qui lui a fait prendre un sérieux retard. Ce dernier n’a cependant pas baissé les bras. « Depuis, la Chine a une stratégie plus discrète : elle rejoint des programmes réunissant plusieurs acteurs (2Africa, SeaMeWe, etc.) », observe JeanLuc Vuillemin. Elle multiplie également les offres de câblages à des prix défiant toute concurrence à de petites îles du Pacifique qui sont très mal connectées. « Un moyen de gagner en influence dans une zone stratégique sur le plan militaire », pointe un expert des questions géopolitiques.
Depuis les sabotages des gazoducs Nord Stream en mer Baltique, les Européens sont, quant à eux, sur le quivive. Plusieurs pays de l’Otan, comme la Norvège, ont annoncé qu’ils allaient renforcer la surveillance de ces « autoroutes de données ». En février 2022, le ministère des Armées français avait déjà souligné le grave impact que pourrait avoir « une atteinte malveillante, coordonnée et massive » sur ces liaisons et appelait à renforcer les moyens de surveillance à grande profondeur. Un chantier qui paraît chaque jour plus essentiel face aux tensions actuelles. D’autant que la France ne serait pas seule touchée : elle est le principal point d’entrée d’Internet en Europe. ✸