L'Express (France)

Lorsque Roussin revient

- Christophe Donner, écrivain.

Ça commence duraille. Le premier quart d’heure est pénible comme l’est toujours le premier quart d’heure sur la Lune. Il faut s’y faire, à l’apesanteur. Comment qu’ils causent, et ces fringues, et ce décor : ils n’auraient pas pu la moderniser, cette Lune ? En demandant à Christo d’empaqueter les cratères, par exemple.

En fait, l’atmosphère archaïque de cette soirée commence dans le hall du théâtre de la Michodière. Une antiquité. C’est tout le drame de l’Art déco, il n’est pas nouveau, pas moderne, pas néoclassiq­ue, il est distancié, parodique, que ce soit dans sa version béton et laiton ou amarante et galuchat, il est glaçant comme l’entre-deux-guerres. Et c’est beau. Je n’étais pas très chaud pour aller voir une pièce de boulevard. Mais Dora adore Michel Fau, et aussi Agathe Bonitzer, je crois surtout que le titre l’attirait : Lorsque l’enfant paraît. Si je me suis laissé convaincre, c’est que la Michodière n’est pas loin de la maison, on pouvait y aller à pied, ce que nous avons fait et qui a sans doute participé à cette sensation de transport dans une époque ancienne, celle où les gens qui allaient au théâtre y allaient à pied. Les Amandiers, la Cartoucher­ie, la Colline, tout ça n’existait pas. Je n’ai pas connu cette époque bénie, mais je ne l’oublierai jamais.

Durant le premier quart d’heure, je me suis tourné deux ou trois fois vers Dora l’air de dire : « Dans quoi sommes-nous tombés, darling ? » Michel Fau est ministre de la Famille, Catherine Frot est sa femme, enceinte à l’âge où on ne l’est plus, en principe. Mais le fait est là et ils se chamaillen­t pour savoir si elle doit… C’est une époque où le mot avortement ne passe pas les lèvres d’une femme de ministre de la Famille. Sauf que la même question va se poser dans la scène suivante avec le fils qui a engrossé la secrétaire de son père : un fils de ministre peut-il épouser une immigrée russe ? Et ça continue avec la fille, et plus tard dans la pièce, quand ça sera au tour de la bonne, on aura cessé depuis longtemps de se retenir de rire. Décoincés, nous trouverons même ça très drôle, au point de nous donner envie d’écrire des pièces de boulevard, ça paraît tellement facile.

« C’est la guerre ! », lance un Michel Fau euphorique au retour d’un conseil des ministres qui l’a fait passer de la Famille au ministère de la Guerre. Et Catherine Frot, avec sa morale à géométrie sociale très variable, réussit à se rendre tellement odieuse qu’on a envie de la frapper d’applaudiss­ements. Comme de juste, ce sont le fils zazou et la fille BCBG qui sont les plus convention­nels de l’affaire, on peut compter sur eux pour assurer l’avenir de l’institutio­n.

En octobre 1987, Roussin écrit La petite chatte est morte, qui se veut une relecture de L’Ecole des femmes dont il fait une tragédie sanglante où Arnolphe tue Agnès, le procès qui s’ensuit composant un respectueu­x règlement de compte avec Molière. Cette Petite chatte passant pour une oeuvre testamenta­ire, on se permit de l’interroger sur son rapport à sa postérité. Roussin se plut alors à citer l’écrivain Trigorine qui, dans La Mouette de Tchekhov, craignait qu’en passant devant sa tombe, on dise de lui : « Oui, c’est gentil, il a du talent, mais cela ne vaut pas Tolstoï ». « Eh bien quant à moi, enchaînait Roussin, je préférerai­s qu’on dise de moi, en passant devant ma tombe : “Ça ne vaut pas Molière, mais c’est gentil, il a du talent”. » Quinze jours plus tard, l’auteur de La vie est trop courte cassait sa pipe. Les nécros s’accordaien­t alors à prévoir que, mort, André Roussin n’aurait plus le succès obtenu de son vivant. N’empêche que trente-cinq ans plus tard, Roussin secoue encore des salles pleines de rires. Il ne le doit pas aux deux sujets d’éternelle actualité abordés ce soir-là (l’avortement et la sauvagerie russe), mais à cette mécanique du rire qui exige de traiter systématiq­uement un heureux événement comme la pire des catastroph­es. ✸

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