Nous allons regretter la mondialisation libérale
Alors que les Etats semblent se refermer chaque jour un peu plus, le prix de la démondialisation pourrait être exorbitant.
La mondialisation telle que nous l’avons connue après la Seconde Guerre mondiale, soutenue et organisée par les grandes institutions multilatérales sous domination occidentale, est peut-être terminée. La raison ne réside pas dans la perspicacité et la force de persuasion des altermondialistes, mais dans la pandémie de Covid, la guerre en Ukraine et, dans une moindre mesure, le dérèglement climatique.
D’après l’OMC, le commerce mondial augmenterait de 1 % en 2023 selon un scénario central (qui n’est donc pas le pire), pour une croissance mondiale supérieure à 2 %. On lit dans ces chiffres le recentrage
Le Covid, la guerre en Ukraine, le dérèglement climatique ont « rétréci » le commerce
domestique de l’activité économique. Mais il y a plus. Non seulement la part du commerce international dans le PIB diminue, mais les échanges se réaliseront de moins en moins entre pays éloignés. Les théoriciens du Brexit qui rêvaient de nouveaux accords de libre-échange avec l’Asie ou même avec les Etats-Unis en seront pour leurs frais. L’avenir commercial du Royaume-Uni se situe en France et en Allemagne. Le Covid et la guerre ont eu comme point commun de « rétrécir » la mondialisation. Dès le début de la pandémie, les actionnaires des grandes entreprises industrielles ont demandé à celles-ci de diversifier géographiquement leurs approvisionnements : plus question de dépendre uniquement de Wuhan.
Désormais, il faudra s’approvisionner aussi au Vietnam et en Pologne, même si cette diversification coûte. Quant à la guerre, elle entraîne une « géopolitisation » de la mondialisation. Le commerce privilégiera désormais les échanges entre pays amis. Plus question de revivre le cauchemar gazier de la dépendance à la Russie, l’Allemagne faisant ici office de repoussoir absolu : un pays dont la compétitivité dépend des approvisionnements énergétiques d’un Etat capable d’entrer en guerre avec un voisin ! Achetons plutôt à la Norvège ou aux Etats-Unis. C’est plus cher mais c’est plus sûr. Et si la Chine envahit Taïwan, est-on certain de pouvoir importer les semi-conducteurs dont on aura besoin ? Non. Il faut les produire aux EtatsUnis et en Europe. Le dérèglement climatique restreint quant à lui la mondialisation parce qu’il amène les pays à empiler taxes et normes environnementales qui certes ne démondialisent pas mais introduisent des frictions dans les échanges. Nos souverainistes qui haïssent la « mondialisation libérale » se réjouiront. Ils auront raison du point de vue de la satisfaction de leur ressentiment antilibéral mais tort du point de vue de l’intérêt général.
Nous allons regretter ladite mondialisation pour au moins quatre raisons. Primo, elle avait fait reculer la pauvreté dans le monde. L’économiste Branko Milanovic, l’un des meilleurs spécialistes des inégalités, vient d’actualiser ses chiffres. Il montre que depuis trente ans, la distribution mondiale des revenus a adopté une forme en U inversé : la pauvreté a reculé au bénéfice des classes moyennes. Le freinage de la mondialisation pourrait refaire passer des individus de la classe moyenne à la pauvreté. D’après la Banque mondiale, ce transfert a déjà commencé à partir de 2020 Deuxièmement, le progrès technique, la mondialisation et l’aide au développement avaient fait reculer de façon inouïe la faim dans le monde. Un processus interrompu, pour partie à cause du réchauffement climatique qui diminue les rendements agricoles, pour partie en raison des difficultés à exporter des denrées depuis l’Ukraine. D’après le Programme alimentaire mondial, le nombre de personnes souffrant de la faim est passé de 282 à 345 millions durant les premiers mois de 2022.
Tertio, les pays riches vont ressentir l’effet négatif sur le pouvoir d’achat du rétrécissement de la mondialisation. Elle avait constitué un facteur puissant de désinflation dans les années 1990 et 2000. C’est désormais terminé. Enfin, la géopolitique risque de se mordre la queue. Il est nécessaire de relocaliser l’extraction ou le raffinage de certaines matières premières. Mais en prenant notre indépendance économique par rapport à la Chine, nous délions aussi nos intérêts communs, ce qui accroît le risque d’un potentiel conflit. Ceci dit, l’idéologie étant plus puissante que la réflexion, il y a peu de chances que ceux qui ont passé leur vie à dénoncer l’enfer de la « mondialisation libérale » comprennent que, à côté de la « démondialisation antilibérale », elle était un paradis. ✸
Les échanges se réaliseront de moins en moins entre pays éloignés