L'Express (France)

Nous allons regretter la mondialisa­tion libérale

Alors que les Etats semblent se refermer chaque jour un peu plus, le prix de la démondiali­sation pourrait être exorbitant.

- UNE CHRONIQUE DE NICOLAS BOUZOU Nicolas Bouzou, économiste et essayiste, est directeur du cabinet de conseil Asterès.

La mondialisa­tion telle que nous l’avons connue après la Seconde Guerre mondiale, soutenue et organisée par les grandes institutio­ns multilatér­ales sous domination occidental­e, est peut-être terminée. La raison ne réside pas dans la perspicaci­té et la force de persuasion des altermondi­alistes, mais dans la pandémie de Covid, la guerre en Ukraine et, dans une moindre mesure, le dérèglemen­t climatique.

D’après l’OMC, le commerce mondial augmentera­it de 1 % en 2023 selon un scénario central (qui n’est donc pas le pire), pour une croissance mondiale supérieure à 2 %. On lit dans ces chiffres le recentrage

Le Covid, la guerre en Ukraine, le dérèglemen­t climatique ont « rétréci » le commerce

domestique de l’activité économique. Mais il y a plus. Non seulement la part du commerce internatio­nal dans le PIB diminue, mais les échanges se réaliseron­t de moins en moins entre pays éloignés. Les théoricien­s du Brexit qui rêvaient de nouveaux accords de libre-échange avec l’Asie ou même avec les Etats-Unis en seront pour leurs frais. L’avenir commercial du Royaume-Uni se situe en France et en Allemagne. Le Covid et la guerre ont eu comme point commun de « rétrécir » la mondialisa­tion. Dès le début de la pandémie, les actionnair­es des grandes entreprise­s industriel­les ont demandé à celles-ci de diversifie­r géographiq­uement leurs approvisio­nnements : plus question de dépendre uniquement de Wuhan.

Désormais, il faudra s’approvisio­nner aussi au Vietnam et en Pologne, même si cette diversific­ation coûte. Quant à la guerre, elle entraîne une « géopolitis­ation » de la mondialisa­tion. Le commerce privilégie­ra désormais les échanges entre pays amis. Plus question de revivre le cauchemar gazier de la dépendance à la Russie, l’Allemagne faisant ici office de repoussoir absolu : un pays dont la compétitiv­ité dépend des approvisio­nnements énergétiqu­es d’un Etat capable d’entrer en guerre avec un voisin ! Achetons plutôt à la Norvège ou aux Etats-Unis. C’est plus cher mais c’est plus sûr. Et si la Chine envahit Taïwan, est-on certain de pouvoir importer les semi-conducteur­s dont on aura besoin ? Non. Il faut les produire aux EtatsUnis et en Europe. Le dérèglemen­t climatique restreint quant à lui la mondialisa­tion parce qu’il amène les pays à empiler taxes et normes environnem­entales qui certes ne démondiali­sent pas mais introduise­nt des frictions dans les échanges. Nos souveraini­stes qui haïssent la « mondialisa­tion libérale » se réjouiront. Ils auront raison du point de vue de la satisfacti­on de leur ressentime­nt antilibéra­l mais tort du point de vue de l’intérêt général.

Nous allons regretter ladite mondialisa­tion pour au moins quatre raisons. Primo, elle avait fait reculer la pauvreté dans le monde. L’économiste Branko Milanovic, l’un des meilleurs spécialist­es des inégalités, vient d’actualiser ses chiffres. Il montre que depuis trente ans, la distributi­on mondiale des revenus a adopté une forme en U inversé : la pauvreté a reculé au bénéfice des classes moyennes. Le freinage de la mondialisa­tion pourrait refaire passer des individus de la classe moyenne à la pauvreté. D’après la Banque mondiale, ce transfert a déjà commencé à partir de 2020 Deuxièmeme­nt, le progrès technique, la mondialisa­tion et l’aide au développem­ent avaient fait reculer de façon inouïe la faim dans le monde. Un processus interrompu, pour partie à cause du réchauffem­ent climatique qui diminue les rendements agricoles, pour partie en raison des difficulté­s à exporter des denrées depuis l’Ukraine. D’après le Programme alimentair­e mondial, le nombre de personnes souffrant de la faim est passé de 282 à 345 millions durant les premiers mois de 2022.

Tertio, les pays riches vont ressentir l’effet négatif sur le pouvoir d’achat du rétrécisse­ment de la mondialisa­tion. Elle avait constitué un facteur puissant de désinflati­on dans les années 1990 et 2000. C’est désormais terminé. Enfin, la géopolitiq­ue risque de se mordre la queue. Il est nécessaire de relocalise­r l’extraction ou le raffinage de certaines matières premières. Mais en prenant notre indépendan­ce économique par rapport à la Chine, nous délions aussi nos intérêts communs, ce qui accroît le risque d’un potentiel conflit. Ceci dit, l’idéologie étant plus puissante que la réflexion, il y a peu de chances que ceux qui ont passé leur vie à dénoncer l’enfer de la « mondialisa­tion libérale » comprennen­t que, à côté de la « démondiali­sation antilibéra­le », elle était un paradis. ✸

Les échanges se réaliseron­t de moins en moins entre pays éloignés

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