ENFANT DE BOHÊME
PAr GILLeS KePeL. GALLImArD, 400 P., 22 €. ✷✷✷✷✷
On connaît Gilles Kepel comme spécialiste du Moyen-Orient et vigie de l’islamisme. Surprise : dans un beau texte personnel qui marque son entrée en littérature, le grand arabisant explore ses racines tchèques et troque les « banlieues de l’islam » pour les forêts de la Mitteleuropa. Après Passion arabe (2013) et Passion française (2014), voici sa « Passion slave ». Alimentée par une décennie de fouilles dans les archives, la saga familiale retrace l’itinéraire de son grand-père, Rodolphe, ballotté par l’Histoire dans une Europe devenue « folle ». Né dans un empire austro-hongrois finissant, cet aïeul avait deux amours : le nationalisme tchèque et Paris. Le titre Enfant de Bohême, avec un chapeau, peut ainsi également se lire « enfant de bohème », façon Carmen. Car après les estaminets de Prague, Rodolphe côtoie Apollinaire et les avant-gardes artistiques, s’aventure dans le Montparnasse des Années folles, avant de migrer vers la Genève de la Société des nations, puis le Londres du Blitz. En revanche, l’idylle culturelle entre la Tchécoslovaquie et la France prend honteusement fin en 1938, suite aux accords de Munich.
Restitution de mondes engloutis, le livre est aussi une déclaration d’amour à un père, Milan, acteur raté, dramaturge, militant communiste et traducteur de Vaclav Havel. Gilles Kepel s’adresse à ce géniteur disparu en 2019, dans les limbes de la maladie d’Alzheimer, et avec qui les relations ne furent pas simples. Mais après avoir fui vers l’Orient, le fils prodigue s’est retrouvé à son tour happé par ses origines slaves. Un moyen de se réconcilier avec Milan et de l’aimer, « in extremis ».