L'Express (France)

Les princes du Golfe, nouveaux rois du monde

Incontourn­ables pour fournir l’Europe en hydrocarbu­res, les monarchies du Golfe montrent les muscles à l’internatio­nal.

- CORENTIN PENNARGUEA­R

Un salut poing contre poing, suivi d’une baffe magistrale. Joe Biden, 80 ans, président de la première puissance mondiale, ne s’est toujours pas remis de la leçon de réalisme que lui a infligée Mohammed ben Salmane (alias MBS), à peine 37 ans, au cours de l’été. Face à l’envolée des prix du pétrole, le chef d’Etat américain décide, mi-juillet, de mettre de côté sa diplomatie des droits de l’homme pour filer à Djeddah rencontrer le jeune prince saoudien. Objectif : convaincre le dirigeant de facto du royaume d’augmenter sa production pétrolière. Mais MBS ne lâche rien, et choisit au contraire de réduire ses exportatio­ns d’or noir. Les prix grimpent, Biden en ressort humilié. « A la Maison-Blanche, cette décision a été vécue comme un coup de poignard dans le dos, souligne Robert Mogielnick­i, chercheur à l’Arab Gulf States Institute de Washington. Elle a donné des munitions aux adversaire­s politiques de Joe Biden avant les élections de mi-mandat. » Le pire scénario pour l’administra­tion démocrate, et le symbole d’un nouveau rapport de force sur la scène internatio­nale.

Preuve de l’importance qu’il a acquise, le prince saoudien reste courtisé par l’administra­tion Biden, malgré cet affront : ces derniers jours, la Maison-Blanche tente de faire annuler les poursuites judiciaire­s contre MBS aux Etats-Unis, incriminé pour son rôle dans l’assassinat du journalist­e Jamal Khashoggi, résident américain au moment de sa mort. « Dans le contexte de la guerre en Ukraine, MBS transforme la grande force de l’Arabie saoudite, son pétrole, en une arme dévastatri­ce sur la scène internatio­nale, souligne David Ottaway, chercheur au Wilson Center. Quand vous dirigez le seul pays au monde capable de produire 12 millions de barils par jour, vous ne pouvez pas résoudre seul le problème énergétiqu­e mondial créé par

cette guerre, mais vous pouvez faire une énorme différence… »

Du haut de sa taille imposante, à la tête d’un pays immense et d’une fortune sans égale, MBS incarne cette nouvelle génération de dirigeants du Golfe, aussi riches que puissants. Ben Salmane en Arabie saoudite, Mohammed ben Zayed (alias MBZ) aux Emirats arabes unis, l’émir Tamim ben Hamad Al Thani au Qatar… Jeunes, indispensa­bles à l’Occident, ils peuvent désormais se permettre de dicter leurs propres règles du jeu.

Dès les premiers jours de la guerre en Ukraine, les dirigeants européens se ruent vers le Golfe et entament une tournée des palais de Doha, Abou Dhabi et Ryad. Tous veulent s’assurer d’arrivées massives de gaz et de pétrole du Moyen-Orient pour compenser les coupures d’énergie russe. Deux mois plus tard, en mai, la Commission européenne publie la feuille de route de son « partenaria­t stratégiqu­e avec le Golfe », dans laquelle elle s’engage à promouvoir « la stabilité de la région » en échange d’une « sécurité énergétiqu­e ». Emmanuel Macron n’est pas en reste : le 15 mai, il s’envole pour les Emirats arabes unis, avant d’accueillir MBZ à Paris le 18 juillet, puis MBS dix jours plus tard. A chaque fois, il alterne visites de châteaux et dîners fastueux pour ses invités. « Ce voyage en France était le premier en Occident pour Ben Salmane depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi, rappelle Christophe­r Davidson, spécialist­e du Golfe et auteur de From Sheikhs to Sultanism (Hurst, 2021). A ce titre, Emmanuel Macron a pris un énorme risque politique, tout comme Joe Biden avec son voyage en Arabie saoudite. Le président français a lui aussi été trahi, voire insulté, par la décision saoudienne sur la production pétrolière à la fin de l’été. »

Les sentiments de nos dirigeants passent toutefois au second plan, tant l’Europe est devenue dépendante des dirigeants du Golfe. La décision de se priver, à moyen terme, des hydrocarbu­res russes ne laisse en effet que peu d’options. « Sur le gaz, par exemple, le Qatar est l’alternativ­e naturelle à la Russie pour l’Europe, explique Tobias Borck, spécialist­e du Golfe au Royal United Services Institute. L’émirat est déjà l’un des trois principaux producteur­s de gaz naturel liquéfié, et il va augmenter ses capacités de production de 60 à 70 % d’ici à 2027 : le Qatar va se retrouver au sommet mondial du gaz, et prendre une importance gigantesqu­e pour l’Europe. »

Pour le Golfe, la guerre en Ukraine rapporte. Beaucoup. Leurs économies récoltent déjà les bénéfices de l’explosion des prix de l’énergie, notamment grâce à un été de panique sur les marchés mondiaux. « Avant l’invasion russe, même l’Arabie saoudite, le Qatar ou les Emirats arabes unis devaient vendre des obligation­s sur le marché internatio­nal, pointe Christophe­r Davidson. Cette année, ces pays du Golfe n’ont pas eu à le faire, ce qui signifie qu’ils se trouvent dans une situation financière bien meilleure qu’il y a un an. » Ces dividendes vont aider les pétromonar­chies dans leurs transition­s vers le monde de l’après-pétrole, pour lequel tout le Golfe a lancé des travaux titanesque­s. Pour « sa » Coupe du monde de football et ses infrastruc­tures, le Qatar a déboursé plus de 200 milliards de dollars. L’Arabie saoudite, elle, avance son plan de réformes « Vision 2030 », développé personnell­ement par MBS, et qui coûtera au royaume plusieurs milliers de milliards de dollars. Au programme : devenir un géant des énergies renouvelab­les, un leader mondial du tourisme ou encore développer une puissante industrie de défense.

Les gains ne sont pas juste financiers pour le Golfe. Sur le plan diplomatiq­ue, la séquencepe­rmetauxpét­romonarchi­esd’affirmer leur indépendan­ce et de monnayer leur influence. A l’ONU, elles alternent entre abstention et condamnati­ons de la Russie. Mais, depuis le début de l’automne, le Golfe met de plus en plus en scène une certaine proximité avec Moscou. Pendant que MBS multiplie les coups de téléphone officiels au Kremlin, l’émir Al Thani est allé s’entretenir avec Vladimir Poutine à Astana, début octobre, officielle­ment afin de lancer une médiation sur l’Ukraine. Selon nos informatio­ns, il s’agissait avant tout de s’assurer que la Russie ne perturbe pas le Mondial de football. MBZ, lui, s’est envolé pour Moscou le 11 octobre, là aussi pour négocier la paix d’après la version gouverneme­ntale. « En réalité, les dirigeants du Golfe n’engagent pas une médiation sur l’Ukraine, comme peut le faire le président turc Erdogan, estime Christophe­r Davidson. Ils veulent avant tout montrer à la Russie que leur porte reste ouverte, car tous ont réalisé des investisse­ments en commun avec Moscou et ils ne veulent pas insulter l’avenir. »

Poutine n’est pas le seul grand dirigeant cajolé par le Golfe. Depuis cet été, des rumeurs annoncent un voyage imminent de Xi Jinping en Arabie saoudite, qui serait la première visite d’Etat du président chinois à l’étranger depuis sa réélection triomphale au Congrès du Parti communiste. Cette année, le royaume saoudien est devenu le premier exportateu­r de pétrole vers la Chine, avec 2 millions de barils par jour. Une telle visite de Xi à Ryad serait une consécrati­on du nouveau rôle incontourn­able de MBS. Et le signe que, à 37 ans seulement, l’avenir du monde lui appartient. ✸

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« Paria » il y a quelques mois, Mohammed ben Salmane est désormais très courtisé, notamment par le président américain Joe Biden.

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