LA NOUVELLE SCÈNE DE LA MIXOLOGIE FRANÇAISE
Produits locaux, inspiration gastronomique, accessibilité... La jeune génération de barmans développe la culture du cocktail made in France.
«En France, le mot cocktail a commencé à être employé seul, au détriment des glaciers à cocktails avec leurs ombrelles en papier, en 2002 seulement… », rappelle Fernando Castellon, expert international, auteur du Larousse des cocktails et créateur du Paris Cocktail Festival. Vingt ans plus tard, 37% des Français déclarent s’y intéresser, d’après le baromètre SoWine/Dynata 2022. Quelles sont les tendances? Le rhum est indétrônable et représente 54% de la consommation en cocktail, devant la vodka (34%) et le whisky (28%). Deux autres spiritueux sont, quant à eux, en pleine effervescence: le gin, à +20%; et la tequila, à +22%. Selon l’expert, «la tendance de l’éco-responsabilité et du mieux boire favorise l’essor des eaux-de-vie mexicaines, telles que le mezcal ou la tequila, qui ne sont pas encore trop trafiquées par de gros groupes. » La mixologie française se tourne également vers les produits locaux. Hyper-créatives, les micro-distilleries qui proposent gin, whisky, vodka se développent. Cognac, calvados et eaux-de-vies patrimoniales reviennent également en force. Le mieux boire entraîne aussi la croissance du cocktail low ABV (avec bas degrés d’alcool), voire sans alcool. Cela profite aux vins mutés, aux vins doux naturels et aux liqueurs de nos régions. Enfin, les barmans français réussissent à établir des passerelles avec la gastronomie.
Chez Combat, à Paris, Margot Lecarpentier aime utiliser vinaigres et herbes aromatiques. Dans le même temps, l’un des hauts lieux du cocktail français, Le Syndicat, a fait appel à six grands chefs, dont Amandine Chaignot et Michel Sarran, pour créer une nouvelle carte. Ce regain d’intérêt pour la qualité des produits, le retour du local et la main tendue à la gastronomie permettent à la mixologie française de se distinguer.
MARGOT LECARPENTIER
L’ART DU COCKTAIL INCLUSIF « Une doyenne de 35 ans ». C’est ainsi que se définit Margot Lecarpentier, qui a ouvert Combat dans le quartier de Belleville, à Paris en 2017. Un lieu pionnier, avec une terrasse, qui propose du low ABV et du sans alcool, à mille lieues de la tendance speakeasy. Combat, aujourd’hui accompagné de Petit Combat, sur la rive gauche, est un bar à cocktails engagé. L’inclusivité règne devant et derrière le bar. Le sans alcool est toujours joliment travaillé. Le plastique est interdit. Conséquence, les fournisseurs qui font du
vrac sont privilégiés. Plutôt que de cocktails, Margot Lecarpentier parle de mixologie de cuisine. Cette approche de «gastronomie liquide» permet à cette Normande de naissance de mettre en avant les produits emblématiques français, tels que le calvados, le cidre ou le pommeau. Son cocktail signature? L’Impécâpre: des câpres, de la liqueur de noix, de la Suze, le tout sur de la glace pilée. «C’est une réinterprétation de l’apéritif sucré-salé, rafraîchissant et salin. Un hommage aux traditions françaises, exprime-t-elle. Les palais ont été américanisés par le sucre alors que nos grands-parents buvaient des boissons avec de l’amertume. J’aime l’idée que ce goût d’après-guerre revienne.»
THIBAULT MASSINA
CRÉATEUR INSATIABLE Le directeur créatif et barman du Syndicat avait une idée en tête lorsqu’il a rejoint l’institution des cocktails, dans le Xe arrondissement parisien: faire du vin un ingrédient aussi important que les spiritueux dans le monde du cocktail. Depuis, cet ancien guide oenotouristique dans le Bordelais, puis caviste et sommelier, en a fait sa signature en revisitant notamment le Bamboo, cocktail à base de xérès et de vermouth, avec un rancio sec français. Au printemps, pour donner vie à une nouvelle carte, Le Syndicat a associé ses mixologues à de grands chefs de la gastronomie française. Cela a donné naissance à une collection de douze cocktails: “Sous la même étoile”. Parmi ces créations, une recette imaginée pour le chef Michel Sarran, à base de pastèque infusée dans un rancio sec. Autre mélange inspiré de la gastronomie, le pica pica – qui signifie «prendre l’apéro» en catalan: une association de fromage de brebis, confiture de violette, vin rouge de Fronton et melon jaune. Le secret de cet infatigable créateur de 29 ans: passer beaucoup de temps en laboratoire pour apprendre de nouvelles techniques. Dernière en date: le switching imaginé en Écosse, qui consiste à congeler l’eau contenue dans un spiritueux et à la remplacer par un autre alcool. La cuisine moléculaire n’a qu’à bien se tenir !
YANN TESNIER
LE BON MIX SANS ARTIFICE Passé par l’emblématique Experimental Cocktail Club, créé en 2007 rue Montorgueil à Paris, Yann Tesnier est tombé amoureux du monde des sherries et des vins fortifiés lorsqu’il officiait à Barcelone. C’est pourquoi, lorsqu’il a ouvert son bar, le Bambou, dans le deuxième arrondissement parisien en octobre 2020, son objectif était de développer des cocktails à base de vermouth et de vins mutés, français ou étrangers, davantage portés sur la qualité et la complexité gustative que sur la puissance alcoolique. Par souci d’éco-responsabilité, il utilise aussi des produits français, dont le cognac «qui nécessite peu de travail pour avoir une complexité en bouche, explique-t-il. J’ajoute un apéritif ou un vin fortifié, quelques herbes, mais pas de jus de fruits. » Chez Bambou, pas d’ostentation ni d’ornement trop imposant. Ici, la station de cocktail est au centre et ne sépare pas les clients du mixologue. Pas de poudre aux yeux, mais un agréable moment de dégustation et de partage.
MARIE PICARD
SANS COMPLEXE Passée par L’Officine du Louvre à Paris et le Four Seasons à Megève, cette Lyonnaise de 33 ans est une passionnée. Elle a remporté en 2018 la première édition, à Moscou, du concours de barmans organisé par la vodka Beluga Signature. Son souhait? Rendre le monde du cocktail moins complexe, plus accessible. Ainsi, à l’Officine du Louvre, les cocktails de sa carte n’avaient pas de nom, ils étaient simplement illustrés par un dessin que les clients choisissaient. Amoureuse du gin et toujours à l’affût de nouvelles distilleries, à Megève, elle s’est tournée vers un produit local: le gin du Mont-Blanc, de la distillerie Saint-Gervais, qui utilise des plantes régionales cueillies à la main. Elle travaille également le cognac et n’hésite pas, pour dépoussiérer son image, à l’associer à la fraise ou au pedro ximenez infusé à l’hibiscus, sur lequel elle ajoute une goutte d’huile de truffe. Des produits très identifiables qui attirent l’attention et fonctionnent très bien. De même avec le calva et la cannelle. « C’est comme une bonne tarte «Tatin» bien faite, ditelle. Ça marche à tous les coups». Enfin, toujours à Megève, elle a créé une carte de cocktails sans alcool avec le menu-dégustation d’Anne-Sophie Pic. Une manière de sublimer gastronomie liquide et solide.