L'Express (France)

LA MÂCHOIRE DE CAÏN

PAR TORQUEMADA, TRAD. DE L’ANGLAIS PAR CLAIRE WATSON. LE LIVRE DE POCHE, 100 P., 14,90 €.

- M. P.

On peut être espiègle quand on a 70 ans. Pour fêter les sept décennies de son petit format lancé par Henri Filipacchi en février 1953, Le Livre de Poche publie « l’énigme la plus diabolique du monde ». Ecrit en 1934 par le poète anglais et cruciverbi­ste à The Observer Edward Powys Mathers, alias Torquemada, La Mâchoire de Caïn déroule six meurtres en quelque 100 pages (détachable­s) placées dans un ordre aléatoire. Le défi ? Réorganise­r les pages pour donner une histoire policière cohérente et fournir les noms des six victimes et de leurs meurtriers. Il existe des millions de combinaiso­ns possibles, mais un seul enchaîneme­nt correct des pages. Seules trois personnes ont réussi jusqu’ici à résoudre l’énigme – Le Livre de Poche, premier éditeur français de l’ovni, a acheté auprès du Laurence Sterne Trust, propriétai­re de l’ouvrage, la résolution de cet « enfant littéraire d’Agatha Christie et de James Joyce, voire de T. S. Eliot », comme l’écrit l’oulipien Hervé Le Tellier dans la préface.

L’auteur de L’Anomalie y rappelle que les deux premiers découvreur­s (dans les années 1930) reçurent une récompense de 15 livres sterling et que le troisième, le comédien et scénariste John Finnemore (en novembre 2020), toucha 1 000 dollars – Le Livre de poche, pour sa part, s’acquittera auprès du premier gagnant de 1 000 euros et de 100 romans. Le Tellier rappelle aussi combien la traduction en fut complexe. Jeux de mots, niveaux de langue, transposit­ions, références culturelle­s et historique­s, indices à respecter, neutres à introduire… Une histoire de gamins fous, on vous dit.

Il avait quelque chose de Nabokov. Né à SaintPéter­sbourg en 1906 de parents d’origine écossaise, George Sanders grandit dans l’aristocrat­ie russe avant d’être chassé du pays en 1917. Cet homme drôle et nonchalant qui aime surtout dormir et jouer au croquet devra gagner sa vie. Sans l’avoir vraiment décidé, il devient acteur et tourne pour Fritz Lang, Hitchcock ou Douglas Sirk. Ses deux films les plus marquants : Eve, de Mankiewicz (Oscar du meilleur second rôle), et Voyage en Italie, de Rossellini. N’oublions pas Le Livre de la jungle, où il double le tigre Shere Khan. Abonné aux rôles d’ordures (il a joué Landru !), Sanders est aussi souvent apparu dans des navets. Au fond, il s’en foutait. En 1972, il se tue dans un hôtel catalan en laissant une lettre pincesans-rire et de quoi payer ses funéraille­s.

Ses Mémoires, réédités sous le titre Profession fripouille, sont à son image : élégants, goguenards et détachés. Il s’y moque de tous, n’évoque même pas la première de ses quatre épouses, mais il est si spirituel qu’il faudrait être un père la pudeur pour s’en offusquer. Peinture poétique de la Russie de son enfance, anecdotes de tournages, portraits hilarants : mieux vaut lire ça que de retourner au cinéma. Derrière les bons mots on sent néanmoins monter la dépression. Malheureux en amour et dans ses affaires, Sanders se saoulait à la vodka dès le matin. Même s’il a écrit ce chef-d’oeuvre douze ans avant son suicide, on sent déjà qu’il finira par boire la tasse. Il reste pour toujours une incarnatio­n du flegme.

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