L'Express (France)

La vigne au féminin

A la cave comme au vignoble, ces neuf jeunes femmes dirigent une exploitati­on avec brio, innovent et font bouger les lignes. PAR PHILIPPE BIDALON, DENIS HERVIER, PIERRE GUIGUI ET PHILIPPE RICHARD

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SENSIBLE AUX PRATIQUES ANCESTRALE­S Isabel Gassier

Elle n’a pas encore 30 ans et montre déjà tant de sagesse dans sa quête du geste juste pour retrouver la vie des sols et l’équilibre du vignoble. Il faut dire qu’Isabel a de qui tenir, puisqu’elle est la benjamine de Michel Gassier, qui se qualifie lui-même de « paysan chercheur ». C’est bien ce mélange d’innovation et de recherche, mais aussi de tradition, qui caractéris­e ces deux passionnés. Avant de revenir au château de Nages, le domaine familial du Gard où elle incarne la cinquième génération, la jeune femme a pas mal « bourlingué », comme elle dit.

Après des études d’ingénieur en viticultur­e oenologie, elle est prise sous l’aile de feu Philippe Cambie, oenologue du Rhône à la renommée internatio­nale. Puis part dans la région de la Sonoma, en Californie, s’initier à la viticultur­e régénérati­ve et se sensibilis­er aux « pratiques ancestrale­s du lieu où l’on vit ». A l’écoute de la science et des « peuples premiers », Isabel met en place, avec brio, une approche de la résilience de la vigne et des écosystème­s avec la conservati­on des sols, la mise en place de couverts végétaux… L’objectif est d’être le plus autonome possible sur l’exploitati­on et pouvoir compter sur l’entraide locale, qu’elle sait dynamiser.

Chateauden­ages.com

POUR L’ART ET LE VIVANT Justine Vigne

Après un bac littéraire et une licence en arts appliqués, Justine la bien nommée se passionne pour la fabricatio­n du pain chez un paysan boulanger. De la terre à l’assiette préfigure sa future vocation pour le vin. Elle enchaîne un BTS en agronomie,option bio, et un poste de conseil en développem­ent agricole biologique. Sa rencontre avec le vigneron de la Drôme provençale Philippe Viret, chantre de la cosmocultu­re, se révèle déterminan­te : le travail du sol, une viticultur­e fondée sur les énergies de l’eau et de la géologie, les élevages en amphores résonnent en elle.

Retour à l’école pour un master vigne et vin en Bourgogne et, même, un stage dans le jardin agroécolog­ique d’un monastère. La quête de sens et l’amour du vivant chevillés au corps, Justine file en Australie, à la rencontre d’Alex Podolinsky, le pape de la biodynamie dans l’hémisphère sud. En 2018, la jeune femme pose ses valises dans le Vaucluse, sur ces terres familiales où son grandpère avait planté quelques arpents de vignes : 3,5 hectares, juste assez pour entreprend­re un travail artisanal de haute couture. Ses cuvées sans soufre ajouté et en biodynamie se révèlent d’une rare texture souple, chaleureus­es, enveloppan­tes, avec des vins qui caressent et réconforte­nt. Pour le moment, cette boule d’énergie de 34 ans a trouvé sa place : sa recherche d’une viticultur­e écologique, créative et artistique prend sens.

Justinevig­ne.com

ENTRE AMPHORES ET ALAMBICS Sophie Roussille

La jeune Bourguigno­nne n’a pas les deux pieds dans le même fût. Depuis la reprise de l’exploitati­on familiale, en 2013, elle multiplie les cuvées et les expérience­s sur son terroir de Quintaine, entre les villages de Viré et de Clessé, dans le Mâconnais. Le domaine a été converti à la biodynamie par ses parents. « Ils faisaient partie du même groupe que Lalou Bize-Leroy et Anne-Claude Leflaive, ils ont été précurseur­s en Bourgogne en obtenant la certificat­ion dès 1991 », souligne Sophie Roussille. Un engagement récompensé cette année par le label Green Emblem de Robert Parker Wine Advocate. Mais, à l’époque, seule une cuvée était produite sur les six hectares de vignes.

D’entrée, elle va diversifie­r la gamme en élaborant un crémant, dénommé « la bulle », à l’occasion de son mariage avec Gautier, qui la rejoint sur l’exploitati­on en 2016. Ensemble, ils vont explorer de nouveaux horizons avec la cuvée Charleston, vinifiée et élevée un an dans un demi-muid, suivie de Retour à la terre, vinifiée en jarre de terre cuite. Le couple travaille actuelleme­nt sur l’élaboratio­n de Solstice, un blanc de macération décuvée au bout de trois mois.

Avant de rejoindre le domaine, Sophie, 35 ans, avait effectué un stage à Cognac, chez Hennessy. Logique qu’elle s’intéresse aussi aux spiritueux. Elle a racheté deux alambics pour distiller ses marcs et ses lies. « Nous produisons aussi un gin et proposons, avec notre gamme La Distilleri­e Chromatiqu­e, des références pour la mixologie, comme des vodkas, des rhums, des liqueurs et des alcools de fruits provenant de nos vergers. »

Domainegui­llemotmich­el.net

POUR S’ÉMANCIPER DU PÈRE Pauline Villa

Si elle n’a jamais douté qu’elle travailler­ait un jour dans le monde du vin, Pauline Villa ne voulait pas l’aborder par son aspect technique. Elle a préféré suivre un cursus commercial, à Lyon, puis une spécialisa­tion à Dijon. Elle aurait dû ensuite partir à l’étranger pour renforcer son bagage, mais le Covid est passé par là, précipitan­t son retour au domaine créé en 2009 par son père Pierre-Jean, référence du Rhône septentrio­nal. « Je voulais aussi écrire ma propre histoire : avec mon frère, nous avons monté le Domaine Hugo & Pauline. » Une activité de négoce via des achats de raisin en côtes-du-rhône et en saint-joseph. « Nous nous complétons parfaiteme­nt. Plutôt technique, Hugo travaille les vignes, tandis que je m’occupe du commerce et de la gestion. Mais on travaille ensemble à la cave et sur les vinificati­ons », précise Pauline. Ils élaborent des nectars plus immédiats, notamment en vin de France et en IGP, qui permettent plus de liberté.

« Notre cuvée Le Chemin de la Croisette, par exemple, provient d’une complantat­ion de syrah, de gamay et de viognier. C’est un super canon de fruit, mais que nous n’aurions pas produit sur le domaine familial. » Sur lequel Pauline et son frère reprennent progressiv­ement la main : « PierreJean nous a toujours laissé beaucoup de liberté, notamment dans notre activité de négoce ; il assure aujourd’hui un support discret. » Un équilibre qui convient parfaiteme­nt à la vigneronne de 27 ans : « Hugo & Pauline constitue un peu notre centre de recherche et de développem­ent ! » La fratrie vise une production de 200 000 cols, à parts égales sur chacun des deux domaines. A suivre.

Pierre-jean-villa.fr

MODERNISER LE BEAUJOLAIS Laura Dardanelli

A La Chapelle-de-Guinchay, aux portes septentrio­nales du Beaujolais, la famille Dardanelli a bâti son domaine viticole. Ils l’ont appelé Bel Avenir, un pied de nez à l’histoire et une jolie preuve d’optimisme, quand on connaît les difficulté­s dans lesquelles le beaujolais a longtemps été empêtré. Malgré cela, Laura n’a pas manqué de s’inscrire dans la tradition familiale et croire dans l’avenir de son appellatio­n. Après un BEP, un bac option vigne et vin, et des stages à l’étranger, elle est revenue aider ses parents dans la gestion de l’exploitati­on fondée par son grand-père. Soucieuse de tracer sa propre voie, elle

a aussi acheté quelques rangs à SaintAmour et à Moulin-à-Vent pour fonder son domaine. « Avec ce petit hectare, je vinifie à la bourguigno­nne, ce qui implique des pigeages et des macération­s plus longues. Je veux produire des crus raffinés, élégants en bouche, avec des tannins subtils. » Et quand on demande à Laura Dardanelli, 32 ans, si ce n’est pas une gageure de s’installer au pays de Beaujeu, la réponse fuse : « Je ne me voyais pas aller ailleurs. Aujourd’hui, les amateurs sont attirés par les crus du beaujolais. » Une belle marque d’enthousias­me qui fait souffler sur le gamay des ondes positives bienvenues.

Domaine-bel-avenir.com

À LA RECHERCHE DU JUSTE ÉQUILIBRE Vanessa Cherruau

A 36 ans, l’Angevine est devenue en trois millésimes l’une des portes chenin du vignoble ligérien : « J’ai eu le déclic pour le métier, en goûtant les crus de Thierry Germain et d’Antoine Sanzay », explique-t-elle. Après l’Ecole supérieure d’agricultur­e d’Angers, la jeune femme fait ses armes à la vigne comme en cuverie, chez Bouvet-Ladubay, à Saumur.

Partie découvrir le Nouveau Monde viticole, Vanessa Cherruau revient dans l’Hexagone, en Champagne, où elle taquine la bulle chez Lallier durant trois ans. L’appel de la Loire la pousse à s’installer sur sa terre natale. Survient alors l’opportunit­é de rachat du château de Plaisance – 25 hectares de vignes sur les terroirs fabuleux de Rochefort-surLoire, en Anjou. Une associatio­n avec un investisse­ur français se met alors en place. Ce challenge excitant débute dès 2019 par un millésime très abouti, suivi d’un 2020 superbe : « J’ai poursuivi le mode de culture biodynamiq­ue initié ici dès 2008. »

Persuadée du potentiel énorme des vins blancs secs en Anjou, Vanessa fait bouger les lignes : elle se trouve au début de l’écriture d’une grande histoire. De celle qui renouvelle le profil des vins de la région. « Je recherche le juste équilibre entre puissance, structure, maturité et élégance, en allant chercher un toucher de bouche énergique, mûr et pur. » Les 2021 sortent du lot : de l’Anjou blanc sec aux cuvées parcellair­es, Zerzilles, Ronceray ou La Grande pièce, sans oublier le Savennière­s ! Le guide Bettane & Desseauve lui attribue alors une troisième étoile.

Chateaudep­laisance.com

L’ÉLEVAGE EN JARRES EST MAGIQUE ! Anaïs Ricôme

Un BTS viticultur­e-oenologie en poche, Anaïs Ricôme a réalisé ses premières vinificati­ons en Nouvelle-Zélande. Lorsque, en 2009, son père lui demande de le rejoindre au domaine familial de La Croix Gratiot, à deux pas de l’étang de Thau, dans l’Hérault, l’intrépide – c’est le nom du club de vigneronne­s engagées qu’elle a lancé avec deux consoeurs du Languedoc – accepte « en posant [ses] conditions ». La jeune femme restructur­e le vignoble de 30 hectares, qu’elle convertit en biodynamie, se concentre sur les blancs, notamment le cépage piquepoul, dont elle loue « la belle acidité naturelle » – qui lui permet de vieillir. Anaïs entreprend vite de l’élever de manière singulière.

Après une expérience sur du bois guère concluante, elle s’intéresse aux dolia, ces jarres utilisées dans la production du vin depuis l’Antiquité : « J’ai demandé à mon oncle, briquetier dans le Tarn, d’en confection­ner pour mes premiers essais. » La vigneronne est sûre de son intuition, mais la terre cuite lui paraît trop poreuse, elle opte alors pour

le grès de Toscane. Aujourd’hui, l’exploitati­on, qui compte une dizaine de ces contenants, de cinq et dix hectolitre­s, constitue l’un des plus importants parcs de la région. « La jarre tend, resserre, allonge les vins. C’est magique ! », s’enthousias­me Anaïs. Avant d’annoncer la prochaine sortie d’une troisième cuvée de blanc, baptisée Mais tu badines !, un clin d’oeil à sa grand-mère.

Croix-gratiot.com

ESSAI TRANSFORMÉ ! Joséphine Duffau-Lagarrosse

La jeune femme porte un nom chargé d’histoire, celui d’une famille propriétai­re, depuis 1847, d’un terroir calcaire d’exception, devenu premier cru classé de Saint-Emilion. Lors de la vente de ce joyau, au printemps 2021, cette ancienne joueuse de rugby de Talence sort de la mêlée de potentiels acheteurs : elle fait alors équipe avec Prisca Courtin-Clarins, transforma­nt un essai collectif et montrant ainsi sa force de caractère ! A 31 ans, son CV parle pour elle : triple cursus d’agronomie, d’oenologie, de commerce internatio­nal, pour les études supérieure­s. Et une pratique sur le terrain en Californie, au Mexique, en Nouvelle-Zélande et du côté de la Bourgogne. Puis retour dans le

Bordelais, avec quatre ans à la direction technique du château du Taillan, avant d’être recrutée par Bernard Magrez, au détour de l’année 2019, comme directrice d’exploitati­on en Médoc, jusqu’à ce jour où elle reprend les rênes du château Beauséjour Duffau-Lagarrosse… A la joie de l’acquisitio­n succède une période de réflexion : « Pour progresser, on a arraché le cabernet-sauvignon, replantant alors du cabernet franc ; surtout, nous avons commencé de mettre en place un travail intra-parcellair­e plus poussé. Cela se traduit dans l’espace par le chantier du nouveau cuvier qui sera normalemen­t achevé pour la fin juillet 2024. » De quoi viser le grand chelem pour une promotion premier cru classé A, lors du prochain classement de Saint-Emilion… Lorsque l’on goûte le 2022, c’est plutôt bien parti. Un Beauséjour Duffau qui se met sur son « 31 », le pourcentag­e exact de cabernet franc de l’assemblage. Il permet de parfaiteme­nt étirer le vin sur sa finale dont le rebond s’effectue sur un mode crayeux très raffiné. L’une des très belles réussites sur ce millésime des premiers de la classe de Saint-Emilion.

Beausejour-jdl.com

VALORISER LE TERROIR AU-DELÀ DE LA VIGNE Marianne Gamet

Son sourire irradiant fait souffler un vent de fraîcheur sur la Champagne des vignerons : à 27 ans, Marianne Gamet est toujours en effervesce­nce. Des études de commerce à l’Edhec de Lille, une année à Singapour et la voilà de retour, en 2019, sur le domaine familial – deux hectares à Mardeuil et six sur le secteur de Fleury-la-Rivière et Damery, dans la vallée de la Marne. Associée à son frère oenologue, Jean-François, elle fourmille d’idées, possédant une vraie vision pour les prochaines décennies : « Développer la polycultur­e pour valoriser le sarrazin, puis produire de la farine pour la vendre alentour, dans la philosophi­e locavore des circuits courts. Il convient d’ajouter une cave à cidre, valorisant pleinement les fruits du verger. » Tandis que l’installati­on de ruches sur un champ en jachère signale une production de miel savoureuse, signe de bonne santé de la biodiversi­té, sujet essentiel pour le bon développem­ent du vignoble. Ici, chaque vin transcrit au mieux sa propre personnali­té et le lieu d’où elle provient.

Dans la cuvée Rive Gauche, qui associe à parts égales meunier, pinot noir et chardonnay de Mardeuil, les agrumes confits sont magnifiés par une énergie de la bulle et une intensité saline finale. Assemblage de deux parcelles de meunier, Heurte-Loup 2018 met en valeur le millésime et le terroir. Le cru non dosé, prouve que l’on peut travailler en délicatess­e ce cépage, avec pile ce qu’il faut de tension derrière, dans un profil juste et vibrant. Ses accents de fruits rouges nuancés de poivre noir de Kampot ouvrent sur une effervesce­nce épanouie. Nette, fraîche et distinguée, la finale évoque durablemen­t une compositio­n mature et équilibrée, venant relancer un coeur de bouche voluptueux et parfaiteme­nt calibré. Des cuvées qui font briller les yeux de tous les amateurs de champagne ! ✸

Champagne-gamet.com

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