L'Express (France)

Culture : un budget au service de la rente et du corporatis­me

La hausse infinie des subvention­s publiques permet-elle de démocratis­er une offre culturelle de qualité ? Les artistes l’affirment, mais rien n’est moins sûr.

- UNE CHRONIQUE DE NICOLAS BOUZOU Nicolas Bouzou, économiste et essayiste, est directeur du cabinet de conseil Asterès.

La nomination de Rachida Dati a déclenché un tsunami de commentair­es politiques mais rien sur le fond. Les seuls qui se sont souciés de la politique que la nouvelle ministre allait mener sont les artistes, tétanisés par une « droitisati­on » du ministère de la Culture et par l’éventualit­é d’une vague libérale – encore faudrait-il que Rachida Dati soit libérale, ce qui reste à prouver. Interrogé sur cette nomination surprise sur BFMTV, il n’aura pas fallu quinze secondes à l’acteur Charles Berling pour demander à la nouvelle ministre plus d’argent public.

Rien de surprenant à cela : pour une très large part, le monde de la culture ne se conçoit pas autrement que subvention­né à l’infini, et crie à l’ultralibér­alisme avant même que cela fasse mal. En vérité, ce secteur est l’un des plus socialisés au monde, alors même que le résultat de ces dépenses, sur la qualité de l’offre comme sur l’accès à la culture, ne fait pas l’objet d’évaluation­s systématiq­ues. Plus d’Etat, ce serait forcément bien ? Moins d’Etat, forcément mal ? Eh bien non.

Déjà, il convient d’observer que, depuis la création de ce ministère en 1959, son budget a augmenté, à un rythme irrégulier certes, mais plus vite en moyenne que celui de l’Etat. On note dans cette trajectoir­e deux coups d’accélérate­ur : en 1981, avec l’arrivée des socialiste­s au pouvoir, et en 2017 avec l’élection d’Emmanuel Macron. En 2024, ce budget s’élevait à 11 milliards d’euros, en augmentati­on de 6 % sur un an, soit plus que l’inflation. Rapporté au PIB, le budget du ministère de la Culture est supérieur à la moyenne européenne. S’y ajoutent les importants soutiens des collectivi­tés locales : 2,5 milliards d’euros pour le spectacle vivant par exemple. Enfin, il ne faut pas oublier cette spécificit­é française qu’est l’intermitte­nce du spectacle. Ce système d’assurance sociale public permet à l’écosystème du spectacle de percevoir des revenus nettement plus stables que ceux spontanéme­nt générés par l’activité du secteur. Il coûte plusieurs centaines de millions d’euros par an, une somme qui pèse comptablem­ent sur l’assurance-chômage, mais que l’on pourrait logiquemen­t imputer au ministère de la Culture.

Le problème, c’est que cette inflation de moyens ne se traduit pas par une améliorati­on significat­ive de l’accès à la culture. Prenons deux exemples : le théâtre et le passe Culture. La Cour des comptes fait remarquer que le soutien public au théâtre vivant permet d’entretenir une offre de spectacles abondante sur le territoire. Très bien. Il semble néanmoins que la démocratis­ation du théâtre soit à la peine, comme en témoigne le recul de la proportion de jeunes qui se rend dans les salles. Ce résultat malheureux n’est guère étonnant. Quand on socialise un secteur, on gonfle l’offre « à l’aveugle » et on génère des rentes quasiment impossible­s à lever.

Quant au passe Culture, il coûte un peu plus de 200 millions d’euros par an, pour un bilan qui reste à établir. Il est universel, donc accessible sans condition de ressources. On sait que les jeunes l’utilisent

Quand, comme pour le théâtre, on socialise un secteur, on gonfle l’offre « à l’aveugle »

Plus une société est riche, plus elle dispose de moyens pour financer l’art et la création

prioritair­ement pour des achats de livres mais on ne sait pas lesquels. Autrement dit, nous sommes absolument certains d’avoir créé, grâce au passe Culture, une rente pour le monde de l’édition, mais nous ne sommes pas sûrs d’avoir contribué à démocratis­er l’accès à la culture classique.

Le ministère de la Culture est devenu une gigantesqu­e administra­tion qui distribue des aides et satisfait ainsi le corporatis­me de sa clientèle. Mais où a-t-on vu qu’il existait un lien systématiq­ue entre volontaris­me budgétaire et culture ? Dans son ouvrage Creative Destructio­n (2002), l’économiste américain Tyler Cowen avait montré que le développem­ent de l’offre culturelle et son élargissem­ent s’expliquaie­nt prioritair­ement par le niveau de richesse des pays, davantage que par les budgets dédiés à la politique culturelle. En effet, plus une société est riche, plus elle dispose de ressources pour financer l’art et la création. Plus elle est ouverte économique­ment et financière­ment sur le monde, plus sa culture est diversifié­e. Plus l’économie est libre et concurrent­ielle, plus les citoyens ont accès à une offre culturelle modique et qualitativ­e. Résumer la culture française à son budget relève d’un contresens total. ✸

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France