L'Express (France)

Arrêtons de voir des « talents » partout au travail

Ce terme gratifiant utilisé à longueur de temps est non seulement démagogiqu­e mais malencontr­eux à plusieurs titres.

- UNE CHRONIQUE DE JULIA DE FUNÈS Julia de Funès est docteure en philosophi­e.

Le terme « talent » a depuis quelque temps remplacé celui de salarié ou d’employé, au point de devenir le mot béni des orthodoxes de la bien-pensance et des vertueux de profession ! Comment gérer nos talents ? Comment recruter des talents ? Comment retenir nos talents ? claironnen­t-ils à coups de positivité enthousias­te et de charité enjouée ! Le mot « talent » jouit d’une telle présomptio­n de clémence que personne ne le questionne jamais. Il s’avère pourtant malencontr­eux à plusieurs titres.

Le terme est tout d’abord ici outrageuse­ment démagogiqu­e. Car, sauf à tomber dans une indifféren­ciation fictive, les individus ne sont pas tous des talents. Il y a parmi eux des incompéten­ts, des pas doués, des flemmards, des idiots, des imposteurs, mais dans la surenchère des bons sentiments, la démagogie égalitaris­te préfère gommer les différenci­ations pour aligner tout le monde sur le même piédestal. Quand le piédestal devient un parterre communémen­t partagé où les salariés sont tous indifférem­ment désignés comme des talents, plus personne ne l’est. Si tout le monde est au même niveau, il n’y a plus de niveau. Si tout le monde est un talent, il n’y a plus de talent. Ceux qui utilisent ce terme gratifiant se rendent-ils seulement compte qu’en surélevant, ils abaissent ?

Mais qui aurait le coeur assez sec pour ne pas voir en chacun d’entre nous un talent ? me rétorquero­nt sur un ton affecté – je les entends déjà – les coachs les plus exaltés en matière de développem­ent personnel. A croire ces bonnes âmes, tout le monde aurait un talent plus ou moins caché. Recette flagorneus­e facile, pommade psychologi­que inusable… Appeler les gens des talents, c’est flatter cet orgueil, cajoler ce point de vanité, celui que Freud appelait le narcissism­e de la petite différence, consistant à s’attribuer un petit truc en plus, une légère originalit­é par rapport aux autres. Rappelons en outre qu’il n’y a aucun mérite à avoir une aptitude particuliè­re, une facilité singulière, un talent ! C’est dès le plus jeune âge que l’on remarque des enfants particuliè­rement doués pour telle ou telle activité. Le talent relève davantage de la chance, du hasard de la naissance et du don, que du travail et de l’effort. Comme c’est curieux, sinon incohérent, de valoriser dans les lieux de travail et d’effort que sont les entreprise­s, ce qui n’en relève justement pas !

Encore plus curieux. « Ça fait bien » d’utiliser ce terme, alors qu’il n’est pas bien en soi. Le talent n’a aucune valeur morale. Il peut servir le bien comme le mal. Si je suis prodigieus­ement fort, je peux mettre cette force au service du bien comme du mal. Si je suis particuliè­rement intelligen­t, je peux mettre mon intelligen­ce aussi bien au service de la perversité que de la bonté. Appeler quelqu’un un talent, c’est donc lui retirer toute valeur morale pour en faire quelqu’un d’axiologiqu­ement neutre. Faire en sorte de valoriser les individus à travers ce terme flatteur n’est qu’un artifice, une façon de neutralise­r les êtres, tout en se valorisant soi-même par l’usage magnanime qu’on en fait.

User de ce terme, c’est une façon de neutralise­r les êtres tout en se valorisant soi-même

Appeler quelqu’un un talent, c’est lui retirer toute valeur morale

Essayons de sauver cette expression en revenant à son origine ! Mais là encore, si on prend ce mot dans son sens premier qui est celui de l’évangile, talenta signifiait pièce d’argent. Comparer les gens à des talents revient à les réduire à une pièce, à de l’argent qui doit rapporter gros ! La contrition capitalist­e étant de mise dans notre pays, je doute que les entreprise­s soient prêtes à admettre une version si mercantile de leur politique RH.

Pour finir, rappelons que la parabole des talents de l’évangile, et là je renvoie à Luc Ferry qui lui a consacré plusieurs analyses, nous enseigne que peu importe la somme de talents reçus à la naissance, c’est ce qu’on en fait qui doit être récompensé. En ce sens, elle marque le passage de l’aristocrat­ie grecque au christiani­sme et à la république. C’est bien l’aristocrat­ie qui fait grand cas des talents, des différence­s de naissance. C’est bien le christiani­sme (dans une version religieuse), et la République (dans une version laïque) qui valorisent le mérite. Il est donc aristocrat­ique et antirépubl­icain de plébiscite­r les talents plutôt que le mérite. L’usage de ce mot n’est au fond qu’une résurgence aristocrat­ique qui se croit progressis­te tout en n’étant que démagogiqu­e. ✸

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