L'Express (France)

« Poutine voit en l’ONU un endroit où il peut défier l’Occident »

Selon l’analyste britanniqu­e Richard Gowan, les Nations unies ne vont pas disparaîtr­e mais leur champ d’action pourrait se réduire.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHARLES HAQUET ET CYRILLE PLUYETTE

Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a évoqué en septembre l’imminence d’une « grande fracture » dans la gouvernanc­e mondiale. La survie de l’ONU est-elle en jeu ? Richard Gowan

Certains établissen­t des parallèles avec la Société des nations dans les années 1930, mais je ne pense pas que la situation soit aussi grave : l’ONU n’est pas sur le point de s’effondrer. Certes, les trois décennies de coopératio­n internatio­nale durant lesquelles l’ONU s’est développée après la chute de l’URSS touchent à leur fin. Nous sommes entrés dans une période caractéris­ée par une concurrenc­e de plus en plus ouverte entre les grandes puissances et par de profondes tensions entre le monde occidental et les pays en développem­ent. Ces tensions se manifesten­t au sein de l’ONU. Elles s’y propagent, l’empoisonne­nt et rendent de plus en plus difficiles des résultats concrets, en matière de maintien de la paix ou de changement climatique. Les Nations unies sont en difficulté parce que les divisions internatio­nales sapent la diplomatie.

Dans quelle mesure la guerre en Ukraine et le conflit à Gaza ont-ils contribué à accroître les dysfonctio­nnements et à miner la confiance envers l’institutio­n ?

Le lent déclin de la coopératio­n au sein de l’ONU remonte à 2011 et au début des divisions concernant la guerre en Syrie. Il s’est accéléré à partir de 2022, avec l’invasion de l’Ukraine, en raison de la dégradatio­n des relations avec la Russie. Au début de la guerre, les observateu­rs s’attendaien­t à ce que la Russie utilise son droit de veto, mais nous pensions qu’elle continuera­it à coopérer sur d’autres questions. C’est de moins en moins le cas. La Russie pourrait bien Richard Gowan, directeur des questions onusiennes à l’internatio­nal Crisis Group à New York, est un grand spécialist­e de l’institutio­n. il a enseigné à l’Ecole des affaires internatio­nales et publiques à l’université Columbia. jouer de plus en plus ce rôle d’obstructio­n au sein du Conseil de sécurité.

Concernant le conflit entre Israël et le Hamas, je dirais qu’il a vraiment aggravé les tensions entre les Occidentau­x et la majorité des membres de l’ONU. De nombreux diplomates arabes et africains, déjà très critiques à l’égard des nations occidental­es sur l’aide au développem­ent, mais aussi sur leur égoïsme à l’époque du Covid, disent aujourd’hui : « Vous nous demandez d’être solidaires de l’Ukraine, mais vous ne faites pas preuve de la même solidarité envers les Palestinie­ns. » Les Russes adorent ce moment. Ils espèrent que cela va changer la donne pour eux. Poutine cherche toutes les occasions de défier l’Occident et l’affaiblir. Et l’ONU est un très bon endroit pour le faire.

Face à ce constat alarmant, comment réformer l’ONU ?

La majorité de ses membres souhaite des changement­s touchant au Conseil de sécurité. Certaines puissances, comme l’Inde et le Brésil, font pression pour une réforme. Mais celle-ci n’en reste pas moins exceptionn­ellement difficile, en partie pour des raisons de procédure. Il faut en effet les deux tiers des votes pour ratifier une réforme. Autre difficulté, de nombreux acteurs s’y opposent en coulisses ! La Chine, en particulie­r, redoute que le Japon et l’Inde obtiennent des sièges permanents. Le premier, pour des raisons historique­s. Le second, car Pékin ne veut pas que New Delhi devienne son égal.

Et quid du droit de veto, le grand responsabl­e de cette paralysie ?

Je suis évidemment en profond désaccord avec l’utilisatio­n par la Russie de son droit de veto sur l’Ukraine et par les Etats-Unis sur Gaza. Mais si Washington, Moscou et Pékin ne disposaien­t pas de ce droit de veto, ils se désengager­aient du Conseil de sécurité. Il est donc très difficile d’imaginer que quiconque soit prêt à renoncer à ce pouvoir. Le défi consiste plutôt à trouver des moyens d’accroître son prix à payer sur le plan moral et politique. En 2022, l’Assemblée générale a fait passer une résolution – non contraigna­nte – stipulant qu’à chaque fois qu’un membre du Conseil de sécurité utiliserai­t son droit de veto, il devrait le justifier dans les dix jours devant l’Assemblée générale. C’est une idée intéressan­te. Par le passé, la Chine a pu renoncer à mettre son veto car elle redoutait la mauvaise publicité que cela lui apporterai­t.

En septembre, aura lieu le Sommet de l’avenir, censé redonner un nouveau souffle à l’ONU. Etes-vous optimiste ?

Il permettra d’aborder certains sujets qui deviendron­t essentiels dans la prochaine décennie, comme l’intelligen­ce artificiel­le. Antonio Guterres a suggéré de créer une nouvelle agence qui permettra d’élaborer une réglementa­tion internatio­nale sur cette question. Mais certains pays, tels les Etats-Unis et la Chine, freinent. Il faut être réaliste : si les perspectiv­es en matière de paix et de sécurité deviennent de plus en plus sombres, il sera difficile de trouver de nombreux domaines de coopératio­n.

Faut-il restreindr­e les missions des Nations unies ?

Elles peuvent encore jouer un rôle précieux si elles parviennen­t à alléger les souffrance­s des population­s en détresse, que ce soit à Gaza, en Afghanista­n ou en Syrie. Personne ne conteste le fait que le monde serait pire si le système humanitair­e de l’ONU n’existait pas, avec son Programme alimentair­e mondial ou le Haut-Commissari­at pour les réfugiés. Nous devons donc accepter que les Nations unies ne puissent qu’atténuer les conflits et non, souvent, les résoudre. A l’avenir, l’ONU agira probableme­nt dans un nombre plus restreint de crises, mais le Conseil de sécurité n’en restera pas moins, selon moi, un lieu où l’on pourra continuer à aborder des problèmes profonds, si les puissances y voient leur intérêt. Après tout, même pendant la guerre froide, le Conseil de sécurité a pu se mettre d’accord sur des questions telles que le maintien de la paix au Moyen-Orient. ✸

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