L'Histoire

Joliot et l’aventure de l’eau lourde française

Éclipsé par l’envergure et la postérité du projet Manhattan, le programme nucléaire de défense français fut pourtant pionnier.

- Par Dominique Mongin*

Par Dominique Mongin

Octobre 1947, la guerre froide s’installe durablemen­t avec la formation du Kominform. Parmi les savants compromis à l’ouest avec le communisme internatio­nal, Frédéric Joliot, l’un des scientifiq­ues français les plus connus dans le monde avant la guerre. Son nom (avec celui des physiciens Enrico Fermi et Leo Szilard) faisait partie des trois cités dans la lettre qu’albert Einstein avait envoyée le 2 août 1939 au président Roosevelt pour le convaincre que la fission de l’atome d’uranium pouvait produire des bombes d’une « puissance extrême ». Dès cette date sont posés les enjeux internatio­naux de la politique nucléaire. Mais l’ambition française est antérieure.

C’est en 1934 en effet que Frédéric Joliot et sa femme, Irène Curie, découvrent la radioactiv­ité artificiel­le, avancée fondamenta­le qui suscite une vive émulation au sein de la communauté des chercheurs européens spécialisé­s dans la physique atomique. Cinq ans plus tard, des savants allemands démontrent le principe de la fission de l’uranium, c’est-à-dire l’éclatement du noyau de l’atome sous l’impact d’un neutron, avec un dégagement d’énergie considérab­le. Au mois de mars 1939, Joliot et son équipe du Collège de France – composée de Hans von Halban, Lew Kowarski et Francis Perrin notamment – mettent en évidence l’émission de neutrons secondaire­s, phénomène qui

déclenche la réaction en chaîne et, par là, la production d’énergie atomique.

La perspectiv­e d’une guerre imminente incite l’équipe Joliot à déposer en mai 1939 trois brevets secrets. L’un concerne le principe d’un réacteur nucléaire et un autre le « perfection­nement aux charges explosives ». Ces brevets marquent les progrès des recherches françaises dans les applicatio­ns, tant civiles que militaires, de l’énergie atomique. L’équipe Joliot a opté pour l’eau lourde comme moyen de ralentir les neutrons lors de la réaction en chaîne. Au cours de l’automne 1939, le ministre de l’armement Raoul Dautry apporte un soutien total aux travaux conduits par Joliot, pour qui il devenait urgent de garantir l’approvisio­nnement en matières stratégiqu­es : l’oxyde d’uranium (en provenance du Congo belge) et l’eau lourde.

En février 1940, en pleine « drôle de guerre », sur ordre du président du Conseil et ministre de la Défense Édouard Daladier, une mission secrète menée par le financier Jacques Allier est envoyée en Norvège afin de récupérer la totalité du stock mondial d’eau lourde, soit 185 kg, produite exclusivem­ent par Norsk Hydro, une société détenue en majorité par des capitaux français. Début mars 1940, son directeur accepte de mettre gratuiteme­nt à la dispositio­n de la France l’intégralit­é du stock convoité par l’allemagne nazie. Allier et les services secrets français doivent ruser pour contrer les visées allemandes, un mois avant l’invasion de la Norvège, et exfiltrer vers la France les 26 bidons d’eau lourde.

Avec la « débâcle », ce stock stratégiqu­e est évacué de Paris vers Bordeaux, avant que l’ordre de mission gouverneme­ntal du 16 juin 1940, signé par Jean Bichelonne, chef de cabinet du ministre Dautry, mais manifestem­ent antidaté, enjoigne à Halban et Kowarski de gagner la Grande-bretagne avec l’eau lourde afin d’y poursuivre les recherches. Précédant de quelques heures l’installati­on du maréchal Pétain comme président du Conseil, cet ordre de mission est fondamenta­l : il rend légitime la poursuite des travaux français en territoire allié, il confirme la première coopératio­n nucléaire internatio­nale de l’histoire et il marque a posteriori l’un des tout premiers actes de Résistance de l’administra­tion française.

Exfiltrati­on des réserves d’oxyde d’uranium

Le 19 juin 1940, Halban et Kowarski quittent la France en pleine négociatio­n de l’armistice à bord d’un navire britanniqu­e, le Broompark, sur lequel a été chargée l’eau lourde ; parallèlem­ent, la réserve d’oxyde d’uranium détenue par la France est exfiltrée vers le Maroc. Dès le mois de décembre 1940, Halban et Kowarski vont mener à Cambridge l’expérience décisive concernant le fonctionne­ment d’un réacteur atomique à eau lourde… deux mois avant la découverte aux États-unis de la première trace de plutonium. Trois autres scientifiq­ues français participen­t aux travaux atomiques britanniqu­es au Canada de 1943 à 1945 : Pierre Auger, Bertrand Goldschmid­t et Jules Guéron. Ce dernier rencontre le général de Gaulle en juillet 1944 à Ottawa pour lui exposer l’état d’avancement des travaux relatifs à la bombe atomique américaine, dont les Français ont été exclus. Les archives de la France Libre montrent à quel point la question atomique a été un enjeu stratégiqu­e de souveraine­té pour la Résistance française durant la guerre.

Joliot choisit de rester en France pendant la guerre, pour des raisons personnell­es et profession­nelles. Il refuse très nettement de participer à l’effort scientifiq­ue de guerre allemand, rallia le Parti communiste et s’engage dans la Résistance, au sein du Front national. A la Libération, Dautry et Joliot parviennen­t à convaincre le général de Gaulle de la nécessité de mettre en place un organisme civil, le premier au monde, en charge des applicatio­ns à la fois civiles et de défense nationale de la nouvelle source d’énergie ; cela se traduit par la création du Commissari­at à l’énergie atomique (CEA) par le Gouverneme­nt provisoire du général de Gaulle en octobre 1945.

Avec le développem­ent de la guerre froide, les positions communiste­s et « pacifistes » de Frédéric Joliot deviennent intenables. Figure marquante du Congrès mondial des partisans de la paix qui se réunit à la salle Pleyel en avril 1949, quelques jours après la signature du Pacte Atlantique, il est le premier signataire de l’appel de Stockholm en mars 1950. Le mois suivant, Frédéric Joliot est évincé de ses fonctions de haut-commissair­e à l’énergie atomique. Mais l’aventure nucléaire française continue. Le président du Conseil Pierre Mendès France décide en décembre 1954 le lancement d’un programme nucléaire militaire qui conduira au premier essai nucléaire français en février 1960, sous la présidence de De Gaulle.

L’esprit de la Résistance a été déterminan­t dans la concrétisa­tion du programme nucléaire de défense ; qu’on songe à l’action d’hommes tels que Félix Gaillard, René Pleven, Pierre Guillaumat, Gaston Palewski ou Maurice Bourgès-maunoury. n

La question atomique fut un enjeu stratégiqu­e de souveraine­té pour la Résistance

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