1917 : la guerre contre le vin est déclarée
Le 1er octobre 1917, en pleine guerre, une loi française renforce la répression contre l’ivresse. Pour la première fois, c’est le vin qui est visé.
Par Stéphane Le Bras
Le 16 août 1915, carrefour de l’odéon à Paris : un gardien de la paix interpelle un passant qui chante à tuetête. Celui-ci, « en état d’ivresse manifeste », refuse de se taire, assène quelques coups de pied au représentant des forces de l’ordre, avant de le traiter de « Guillaume » et d’« Allemand ». Dans un contexte répété à l’envi d’unité et de cohésion nationale, ce type de débordements pousse les autorités à agir.
Depuis 1873, elles s’appuient sur une loi qui vise à « réprimer l’ivresse publique et à combattre les progrès de l’alcoolisme » , punissant les ivrognes et les débitants, coupables de trop boire pour les uns, de trop servir pour les autres. Mais ses effets sont limités, si l’on en juge par la croissance de la consommation (4,6 litres d’alcool pur par habitant et par an en 1900 contre 2,3 litres en 1860) et des débits de boissons (près de 480 000 en 1910 contre 366 000 en 1869). En 1913, l’ingénieur des Arts et Manufactures Louis Jacquet dénombre environ 4,5 millions de Français dont les revenus sont liés à l’économie vitivinicole ou alcoolière (viticulteurs, récoltants de cidre, marchands en gros, distillateurs, débitants, tonneliers, etc.). A maints égards, la France est bel et bien le « pays du boire ».
Les partisans de la lutte contre la consommation de boissons alcoolisées n’y sont pourtant pas inactifs. Ils militent auprès des élus et de l’opinion publique, au sein des ligues de tempérance comme l’influente Ligue nationale contre l’alcoolisme fondée en 1905.
Ce mouvement est à son apogée lorsque éclate la guerre ; son discours s’intensifie alors, dans un contexte international favorable. Aux États-unis, depuis la seconde moitié du xixe siècle, plusieurs États ont déjà décrété la prohibition totale. La Russie tsariste a ordonné dès l’été 1914 la fermeture des débits d’eaude-vie. En Grande-bretagne, le roi s’engage en 1915 à ce qu’aucune boisson alcoolisée ne soit consommée à la Cour jusqu’à la fin du conflit.
En France, l’inquiétude monte devant les dérives liées à une alcoolisation excessive à l’arrière comme au front, mélange de pratiques festives entre camarades et de rempart face à la souffrance et la peur. Dès la fin 1914, on s’alarme des soldats ivres en cantonnement, voire en première ligne, mettant en danger la sécurité de leur unité. A l’arrière, le même genre d’excès implique civils, permissionnaires ou soldats de garnison. A Pau par exemple, nombre de cafés sont consignés dès 1915 à la troupe car, mal fréquentés, ils incitent les soldats ivres à la débauche.
Dans ce cadre, le mouvement antialcoolique, qui a fait de l’alcool un « ennemi de l’intérieur » , bénéficie de relais parmi les pouvoirs publics. Tout d’abord, préfets et généraux commandant les régions militaires prennent des mesures visant à restreindre la consommation et à surveiller les ouvertures des débits de boissons. Ils sont suivis par les parlementaires. En mars 1915, la production, la vente et la circulation de l’absinthe sont ainsi interdites sur tout le territoire. En novembre, le Parlement adopte une loi veillant à drastiquement réglementer l’ouverture
En mars 1915 la vente d’absinthe est interdite en France
des débits, tandis que des arrêtés préfectoraux en restreignent les horaires et les conditions de fréquentation. Se pose alors la question de la réforme de la loi de 1873. Le 4 mars 1915, le député de l’yonne Aristide Jobert exhorte le gouvernement à poursuivre « jusqu’au bout » la lutte contre l’alcoolisme, « étant donné les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, étant donné cette armée de 400 000 bistros que nous avons à combattre » . Il faut pourtant attendre plus de deux ans pour que la loi de 1873 soit révisée.
Les débits dans le viseur
Entre-temps, les débats font rage au Parlement entre les tenants d’une ligne dure contre l’alcoolisme – en réalité l’alcoolisation excessive – et les élus soutenant la filière des boissons alcoolisées, parmi lesquels les députés du Midi viticole (Charles Caffort, Louis Lafferre, Pierre Masse), le Charentais Jean Hennessy, le Gersois Alexandre Dufrèche ou les Bretons Eugène Mando et Charles Baudet.
Le 1er octobre 1917, malgré les tentatives du député de l’hérault Édouard Barthe, favorable pour sa part à une augmentation des taxes sur l’alcool de bouche, une nouvelle loi est promulguée, venant durcir les modalités de celle de 1873. Si les peines pour les consommateurs restent globalement inchangées (amendes et prison avec le risque supplémentaire pour les récidivistes de perdre leurs droits civiques), ce sont les lieux de consommation qui sont la nouvelle cible de la répression : interdiction de faire crédit, contrôle de la présence féminine, alourdissement des peines. Désormais, ce n’est plus seulement l’ivresse publique qui est poursuivie : la consommation de boissons alcoolisées est également strictement encadrée. Or, en France, le produit qui reste le plus consommé est le vin. La guerre marque dès lors un tournant dans la lutte contre l’alcoolisation : subrepticement, on vise dorénavant le vin qui, en dépit de ses effets néfastes si bu avec excès, était alors considéré comme une boisson « hygiénique » (par opposition aux boissons « alcooliques ») et comme un aliment.
En ce sens, depuis le début du conflit, bien que l’on vante les mérites d’une boisson devenue patriotique, le discours des antialcooliques se fait plus radical. En 1916, Jean Finot, cheville ouvrière de L’alarme, Société française d’action contre l’alcoolisme, associe la production viticole à « l’empoisonnement du pays » , confessant que l’interdiction de la vente du vin serait une « solution tout à fait admirable » . De nombreux témoignages étayent cet argumentaire. En août 1916, le général Humbert, commandant de la IIIE armée, convient que « l’accroissement des débits de vin à consommer constitue un danger indéniable pour la discipline et la santé des troupes » . Les procès-verbaux de gendarmerie ou de police recèlent par centaines des cas d’incivilités, bagarres ou meurtres dans lesquels la seule boisson impliquée est le vin.
Quand le projet de loi est discuté en septembre 1917, le député Fernand Merlin évoque de son côté le cas de débits dans lesquels les soldats boivent toute la nuit du « pinard frelaté » . Dans la zone des armées, malgré l’augmentation de la ration journalière fournie aux poilus (0,75 litre en 1917 contre 0,25 en 1914), des mesures sont prises pour restreindre les quantités de pinard achetées par les soldats chez les commerçants.
La Grande Guerre a bel et bien fait changer le regard sur la consommation de vin. En 1920, dans une large étude sur l’alcoolisation en France, le professeur Éphrem Aubert indique clairement l’incidence du vin dans le phénomène d’addiction alcoolique. C’est là un des paradoxes de l’entre-deux-guerres : devenu boisson nationale par excellence, le vin est, dans le même temps et dans certains milieux, perçu comme un facteur de troubles physiologiques, psychologiques et sociaux. De manière limitée mais réelle, il est dès lors dans le viseur d’une lutte contre les « boissons alcooliques ». Celle-ci trouvera son aboutissement dans les années 1990, après bien des résistances, avec la loi Évin réglementant la publicité pour les boissons alcoolisées. n
* Maître de conférences à l’université Clermont-auvergne
Traverser le voile » : une expression qui revient souvent dans le discours de François-xavier Fauvelle. Pour chercher la vérité et pour aller à la rencontre de l’autre : un autre univers et de tout autres hommes. Son mémoire de maîtrise, en philo à la Sorbonne (Paris-i), portait sur les utopies et les voyages. C’est finalement l’histoire qui lui est apparue comme le meilleur moyen de s’évader (le passé est « le pays le plus exotique qui soit » ) et de rejoindre le continent africain, qui incarnait le mieux son désir d’altérité. Vaste territoire mais on sent que cet homme vif (impatient diraient certains) et plein d’allant ne craint ni les grands espaces ni la difficulté. S’il y a une chose qu’il redoute, ce serait plutôt l’immobilité.
L’afrique, il l’a côtoyée dès sa petite enfance : ses parents ont été coopérants en Côte d’ivoire, puis au Tchad ; mais il l’a quittée trop tôt pour en garder le moindre souvenir. Est-ce pour remédier à ce manque qu’il tenait à retrouver ce continent, à la recherche de peuples disparus ? Cette recherche de l’autre devenu « invisible » est au centre de ses travaux, qu’il s’agisse des Khoisan en Afrique du Sud, dénommés « Hottentots » par les Néerlandais au xviie siècle, de la culture Shay en Éthiopie (cette puissante communauté païenne, dont il reste peu de traces, cohabitait avec les sociétés chrétienne et musulmane au Moyen Age), ou encore de ces hommes qui se trouvaient près de Narbonne au moment de l’incursion musulmane de 719 et dont les archéologues ne savent rien (un épisode qu’il développe dans l’histoire mondiale de la France publiée au Seuil en 2017).
Cap sur l’histoire, donc, à Paris-i toujours : « le seul endroit où l’on pouvait étudier l’histoire ancienne de l’afrique » , avec Jean Boulègue et Bertrand Hirsch. En travaillant à sa thèse sur « Le Hottentot ou l’homme-limite », il se confronte aux sources européennes sur l’afrique du Sud. Un premier médium, mais aussi un « voile » qui troublait la vision en livrant « essentiellement une histoire européenne appliquée à l’afrique » . Il lui fallait aller vers les données matérielles que seule l’archéologie pouvait fournir.
L’archéologie, un travail collectif
Nouveau terrain et, en quelque sorte, nouveau métier, qu’il a appris en Afrique du Sud auprès de François Bon, Karim Sadr et Detlef Gronenborn, et qu’il exerce au Maroc avec la complicité de Romain Thenson. Un terrain éprouvant où il faut affronter un climat extrême, une nature hostile, des dangers humains parfois, et toujours se comporter comme si l’on était le dernier : il donne pour exemple cette épave caravanière du xiie siècle trouvée par Théodore Monod dans le Sahara en 1969, que ni Monod ni personne n’ont réussi à retrouver depuis. L’archéologie, c’est aussi un travail collectif : il n’est selon lui de mission vraiment productive que menée avec des chercheurs choisis en fonction de leur spécialité et de leurs compétences mais aussi de l’amitié qui les lie à lui. Telle est la double condition, répète-til, d’une confiance infaillible, chacun se fiant aux connaissances et au jugement de l’autre.
Son passage à l’archéologie s’est concrétisé lorsqu’il a été nommé directeur au Centre français des études éthiopiennes à Addis-abeba, en Éthiopie, en 2006. Depuis 1998, il s’était lancé, avec Bertrand Hirsch, à la recherche des musulmans d’éthiopie au Moyen Age1. Seulement, il y avait très peu de vestiges de ces sociétés, elles n’avaient pas été cartographiées et les sources écrites, essentiellement chrétiennes, se sont révélées en partie trompeuses. Après des années de vaines prospections, ils ont pris de la distance avec ces textes et leur vision conflictuelle des musulmans, sont allés à l’encontre de leur propre logique concernant l’établissement d’une ville et ont fini par trouver, en pleine brousse, sur un terrain en pente, à 1 500 mètres d’altitude et à la porte du royaume chrétien, une ville musulmane (des ruines de maisons carrées, des nécropoles), puis une deuxième, puis une troisième…
Du côté de l’écriture de l’histoire, ses collègues et amis (Yann Potin, Sylvain Venayre ou Patrick Boucheron entre autres) insistent sur son originalité et son exigence. Exigence scientifique bien sûr ; morale aussi : concernant l’afrique il s’agit non seulement de démentir la déclaration malheureuse du président Nicolas Sarkozy affirmant en 2007 que « l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire » , mais aussi de désavouer tout afro-centrisme et, surtout, de montrer au public comment on arrive à de tels résultats. L’originalité est dans la forme : « On peut passer des heures avec lui à imaginer toutes les formules possibles pour renouveler le genre de l’écriture historique » , confie Sylvain Venayre. Cette originalité et cette qualité ont fait le succès du Rhinocéros d’or, publié chez Alma, grand prix du Livre d’histoire à Blois et deuxième au prix du Sénat en 2013.
Un « essai d’ethnophanie »
A la recherche du sauvage idéal, publié à la fin de l’été au Seuil, part d’une « enquête ratée » menée depuis des années sur les Khoisan, ce peuple disparu d’afrique du Sud dont venait « la Vénus hottentote », de son vrai nom Saartjie Baartman, morte en 1815 à Paris après avoir été exhibée en Europe2. Pourquoi les Khoisan ? Parce que, par leurs différences religieuses, linguistiques, physiques, ils illustrent une histoire très longue de l’homme, et qu’il est fascinant de savoir que cette culture était demeurée inchangée depuis des siècles lorsque les Européens l’ont découverte – avant de l’éliminer, tant elle semblait inassimilable à leur conception du monde moderne.
Le chercheur a donc repris l’enquête pour tenter un « essai d’ethnophanie » , de révélation d’un peuple par l’histoire. En retournant sur le terrain bien sûr, en épousant, pour en rendre compte, une écriture fragmentaire à l’image des sources à sa disposition. En partant de la fin de l’histoire (la disparition) pour revenir, en bon archéologue, à l’origine. En dialoguant avec la littérature (l’écrivain J. M. Coetzee) et en imaginant, parfois, ce que les documents ne livrent pas. Cela donne un texte d’une belle écriture, entre récit, rêveries, réflexions philosophiques sur la rencontre et carnet de terrain. Doublé d’un compte rendu sur ses sources et méthodes de recherche (« la boîte noire ») pour montrer au lecteur les dessous de l’enquête. Une histoire du regard sur l’autre qui se focalise sur les corps. Un voyage impossible mû par la foi indéfectible du chercheur dans la rencontre et par ce voeu si cher : tenter de retrouver, même un peu, « ce peuple qui nous manque » . n
Par leurs différences religieuses, linguistiques, physiques, les Khoisan illustrent une histoire très longue de l’homme